Il est temps pour qu’en Tunisie les autorités posent le problème de l’habitat en termes de conception – plutôt que d’aménagement – du territoire pour que les citoyens puissent y vivre, y produire et s’y épanouir.
Par Ilyes Bellagha *
Pour que le territoire soit intelligible dans toute sa portée, une condition est requise : il doit impérativement être éclairé du dehors. Le territoire est à l’espace ce que la statue est au bloc de pierre. C’est une œuvre…
Un territoire doit être habité, ce qui veut dire qu’il est plus qu’un espace habitable, car, en soi, «habiter» est un concept qui se différencie de celui de «bâtir» ou de celui de «se loger».
Habiter un territoire est une activité primordiale, constitutive de l’être humain. C’est le processus de construction des individus et des sociétés par l’espace, ainsi que de l’espace par l’individu et la société, un rapport d’interaction, où de l’un résulte l’autre, et vice et versa : nous habitons l’espace et c’est pour cela qu’il nous habite aussi.
Habiter ne peut être restreint à l’espace privé
On peut «habiter» un pont qu’on n’a jamais utilisé ou un sentier qu’on n’a jamais emprunté. Le territoire est un choix, une style, une culture, une civilisation et c’est ce qu’on doit obligatoirement apprendre à une administration et à des politiciens souvent sourds à ce genre d’argument. Le territoire n’est la géographie physique d’un pays, il la dépasse souvent : il est l’être qui donne forme à des œuvres, réussies ou ratées, et où «habiter» ne peut être restreint à l’espace privé.
En soi, le territoire est un acquis et un requis. Nous le portons avec nous, comme des nomades, là où on va. Il est l’objet de sollicitudes et de régularités, de soins et de conformités. En même temps, il excite nos rêves et suscite notre apaisement.
En épousant cette conception, on comprend beaucoup mieux le phénomène de la «harga» et de la pression sur les services des visas des pays étrangers. Le problème n’est pas seulement économique et social, il est aussi existentiel; c’est le problème de ceux qui cherchent un territoire plus habitable. Pour cette raison, les nantis envoient leurs enfants faire leur avenir à l’étranger et d’autres prennent le risque de se noyer en mer.
L’«habitant» en crise est celui qui ne trouve pas un territoire qui l’enveloppe et le sécurise.
Les moutons et le berger
De la colonisation à nos jours, la politique de l’«habitat» en Tunisie, et par conséquent celle de l’aménagement du territoire, inspirée du Second Empire français, est d’une inspiration fascisante où le centre du pouvoir, qui n’est que le pouvoir d’un homme, a réduit les citoyens à des moutons et érigé l’administration en berger.
Aujourd’hui, le pouvoir et l’opposition essayent de nous faire croire que les problèmes des citoyens se réduisent à l’enseignement, à la santé et à l’alimentation. Le problème des citoyens est qu’ils veulent être traités comme citoyens : un arbre dans un jardin public où on entend les éclats de rire des enfants est aussi important qu’un verre de lait.
Du coup, si nous avons nos racines dans une terre, nous avons de plus en plus nos branches ailleurs. L’addiction des Tunisiens aux espaces et réseaux virtuels peut être l’expression de ce déracinement.
Une chute qualitative de l’espace urbain est ressentie après l’époque coloniale, et cela, dans toutes les agglomérations, de Tunis à Redeyef, en passant par Menzel Bourguiba, et c’est là où la phrase de Victor Hugo prend tout son sens : «L’architecture est le grand livre de l’humanité, l’expression principale de l’homme à ses divers états de développement, soit comme force, soit comme intelligence.».
Cette détérioration de l’espace urbain montre que nous maltraitons notre la structure urbaine de nos villes. C’est comme si nous arrachons des pages du grand livre de notre patrimoine.
A bien y réfléchir, les architectes sont les principaux responsables de cette situation, par démission ou par compromission. Même s’ils ne sont pas les seuls acteurs du bâtiment, ils resteront les premiers responsables de la configuration du paysage urbain des villes et de tous les espaces viables.
Chez nous, ces espaces sont dans un état si calamiteux que l’on peut affirmer que nos architectes pèchent par compromission avec une administration inculte, ou par désertion du terrain et abandon de leur mission, qui consiste aussi à combattre la laideur et la médiocrité et à offrir un «habiter» valable sur un «territoire» vivable.
L’Ordre des architectes, qui aurait dû s’appeler l’Ordre de l’architecture, s’est laissé délester de sa mission première : l’urbanisme. Mission dont se sont emparés les géographes et les sociologues qui ont déjà du mal avec la quantité pour prétendre apporter un soin à la qualité.
Individuellement, aucun des architectes n’est en mesure de s’imposer en tant que tel et les rares qui se déclarent de cette fonction ne sont que les bras du premier spéculateur immobilier et de l’Etat à travers ses différentes agences foncières.
Quel rôle reste-t-il aux architectes ? Là, la réalité est dure. De bâtisseurs, ils ont été réduits au statut de designers, confondant l’esthétique comme philosophie à l’esthétique comme outil de marketing.
La formation des architectes a été détruite depuis qu’on a scindé l’Institut technologique d’art, d’architecture et d’urbanisme en deux. Pour l’Etat, l’architecture a cessé d’être un art, ce qui a ouvert la porte à la médiocratie dans toute sa splendeur.
Pour sortir de cet engrenage, il faut revoir la gouvernance (et non l’aménagement) de notre «territoire», c’est-à-dire développer une culture de la participation. Cette attitude, que nous souhaitons, ne s’installe ni rapidement, ni facilement. Elle nécessite beaucoup de temps pour l’apprentissage et l’adaptation.
Vers une démarche plus participative
On s’interrogera sur le périmètre du territoire soumis à la négociation, en faire le diagnostic et chercher à savoir quels sont ses nœuds relationnels dans un système plus global (localité-région-pays). On s’interrogera aussi sur les contraintes (budget, calendrier, engagements pris…) et les éléments qui ne pourraient évoluer (choix politique, valeurs, lignes rouges…). Et on cherchera à connaître les personnes et les parties prenantes. Viendra ensuite l’étape où l’on déterminera le niveau de délégation du pouvoir, c’est-à-dire le niveau de participation.
Pour cela, quatre questions doivent être posées :
– quel est le niveau de participation pertinent, compte tenu de l’objectif et du contexte?
– quel degré de pouvoir l’Etat est-il prêt à déléguer et sur quels sujets?
– quel investissement le public est-il prêt à consacrer?
– quel niveau de responsabilité les participants sont-ils prêts à assumer?
Ainsi les relations des différents nœuds entre les pouvoirs central et communal ne seront plus structurelles et pyramidales, mais systémiques, reposant essentiellement sur les feedbacks.
* Président de l’association architectes… citoyens.
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