Conscient de la place du pain dans l’alimentation des Tunisiens et dont le manque avait souvent fait vaciller le pouvoir en Tunisie, Kaïs Saïed s’est penché, encore une fois, hier, lundi 22 mai 2023, sur le problème de la fermeture de beaucoup de boulangeries dans les régions et même dans la capitale… pour manque de farine. Mais a-t-il vraiment fait le bon diagnostic ? Vidéo.
Par Imed Bahri
Fidèle à sa philosophie complotiste, qui lui sert à expliquer tous les dysfonctionnements de l’Etat, le président de la république a déclaré que certaines parties connues sont à l’origine de la pénurie de produits de base constatée depuis plusieurs mois, ajoutant que le problème de la pénurie de pain devrait être résolu dans les prochaines heures.
«Ces parties veulent créer une crise d’approvisionnement qui pourrait aussi toucher les hydrocarbures», a déclaré Saïed en marge de sa visite au siège du ministère de l’Agriculture, ajoutant que l’administration doit être à la hauteur des attentes pour faire face à ces phénomènes.
Lors de sa rencontre avec le ministre de l’Agriculture Abdelmoneim Belati, le chef de l’Etat a déclaré que «la pénurie de pain et de produits de base est une ligne rouge».
Les comploteurs à tous les étages
«Certains cercles et lobbies tentent d’exaspérer la situation, leurs noms sont connus», a ajouté Saïed. Il a poursuivi en disant qu’«il ne s’agit plus de parler de pain classé et non classé (allusion aux boulangeries bénéficiant de subventions de l’Etat, Ndlr). Le pain doit être mis à la disposition des citoyens, ainsi que les produits de base et l’Office des céréales doit jouer son rôle ainsi que toutes les autres administrations». A-t- il dit.
Pour Saïed, «cette situation ne peut plus durer, en laissant ces gens manipuler les moyens de subsistance et la vie des citoyens en inventant à chaque fois une crise, notamment celles du pain, du sucre et de l’huile végétale.»
«La pénurie de produits s’inscrit dans une volonté d’exaspération de la situation pour des raisons politiques connues, qui nécessite une prise de conscience de la population», a insisté le chef de l’Etat, appelant tous les responsables au sein de l’administration à «assumer pleinement leurs responsabilités en toute impartialité et à servir l’intérêt général.» Car, a-t-il ajouté, «il est inadmissible qu’un responsable envisage de servir des partis politiques ou des parties qui n’apparaissent pas au premier plan mais qui sont très actifs. Nous connaissons leurs noms et nous ne resterons plus silencieux face à cette situation».
Le président de la république a appelé l’Office des céréales, principal responsable de la collecte, de l’importation et de la distribution des céréales, à réviser les lois si elles bloquent son travail. Les mesures ne doivent pas retarder les transactions et l’approvisionnement des marchés, d’autant plus que la réglementation est mise en place pour servir les intérêts de la société et des citoyens. «Celui qui n’assume pas sa responsabilité n’a pas sa place dans l’administration tunisienne», a averti Saïed.
Des ententes public-privé
Ces déclarations méritent que l’on s’y arrête car elles suscitent quelques interrogations.
D’abord, le président est allé cette fois directement au vif du sujet en pointant les parties responsables de la pénurie de semoule et de pain : le ministère de l’Agriculture avec ses différents services. Il a aussi laissé entendre que certains de ses dirigeants sont au service de parties qui, selon lui, accaparent les produits de base, bénéficient des subventions de l’Etat et provoquent des pénuries qui, selon lui, n’ont pas lieu d’être, et visent seulement à créer une atmosphère de tension dans le pays, dont il estime être lui-même la principale cible.
Ensuite, le président affirme connaître les noms de ces personnes malintentionnées et que, le cas échéant, il n’hésitera pas à sévir contre elles si elles ne mettent pas fin à leurs pratiques. Ces personnes, et les allusions du président sont claires à ce propos, appartiennent aussi bien à l’administration publique qu’au secteur privé, clairement pointés du doigt. De là à penser qu’il y a non pas des partenariats mais des ententes public-privé sur le dos aussi bien de l’Etat, qui a le monopole de l’importation des céréales, que des populations, il y a un pas que le président semble avoir franchi, surtout lorsqu’il évoque les lois et procédures désuètes et qui servent souvent de justifications à certaines pratiques à ses yeux douteuses.
Le nœud du problème
Reste que le diagnostic du président, si tant est qu’il soit juste ou qu’on lui ait transmis les bonnes informations, ne suffit pas pour régler durablement le problème de la pénurie du pain et d’autres produits de base. Il faut pour cela qu’il soit suivi de décisions concrètes visant à fluidifier tout le processus : de la production de blé à l’approvisionnement du marché en farine, en passant par la collecte, l’importation et la distribution des grains. Ce qui fait intervenir beaucoup d’acteurs, publics et privés, et, on l’imagine aussi, un jeu complexe de connivences et d’intérêts croisés. Et là, les allusions, les avertissements voire les menaces directes restent sans effet. Et pour cause : aux problèmes structurels, il faut des solutions structurelles, et la principale solution au principal problème réside dans la mise à plat du système de subvention suivi par l’Etat depuis plus d’une quarantaine d’années et qui a montré ses limites depuis belle lurette. Et pour cela, il faut de la détermination et du courage et tous les gouvernements qui se sont succédé depuis les émeutes du pain, en janvier 1984, n’en ont malheureusement pas eu. Et il y a peu de chance que M. Saïed s’engage dans cette voie. Il l’a d’ailleurs claironné trop fort pour laisser planer le moindre doute à ce sujet : il est catégoriquement opposé à la levée des subventions sur laquelle son gouvernement s’était pourtant engagé dans son programme en cours avec le FMI.
En d’autres termes, les vraies solutions tardent à être mises en place et les problèmes sont donc appelés à durer…
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