D’une façon générale, si on veut sauver ce pays, au cas où il y a encore une chance de le sauver, ce qui est loin d’être certain, il faudrait arrêter les discours populistes et chauvins et de prendre nos rêves pour de la réalité. Et penser à des solutions économiques concrètes pouvant être mises en œuvre immédiatement.
Par Dr. Sadok Zerelli *
Il ne se passe plus un jour sans que la négociation du prêt du Fonds monétaire international (FMI) d’un montant de 1,9 milliard de dollars (Mrd$), validée sur le plan technique depuis octobre 2022 et toujours non approuvée par le conseil d’administration du Fonds, ne soit évoquée par la presse nationale et internationale.
Les ballets diplomatiques, les visites des chefs de gouvernement de l’Italie et des Pays-Bas et de la présidente de la Commission Européenne, les multiples déclarations de la directrice générale du FMI, du ministre des Affaires étrangères de l’Italie, du secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères des Etats-Unis et la présence du dossier de la Tunisie à l’ordre du jour de toutes les réunions du Conseil de l’Europe et du G7, montrent clairement que nitre pays est devenu un sujet de préoccupation internationale au même titre que celui de la Syrie, de la Libye et du Yémen.
Gagner plus et dépenser moins
Certaines déclarations cinglantes du président de la république Kaïs Saïed, telles que «la Tunisie n’accepte aucun diktat de personne» ou «il n’existe aucune Sourate du Coran qui évoque le Fond monétaire international» n’ont fait qu’enflammer davantage les débats sur ce sujet et les ont fait sortir du cadre strictement technique et financier pour leur donner une dimension politique et de confrontation internationale, de sorte que parler d’un bras-de-fer entre lui et le FMI n’est pas un excès de langage.
Il faut savoir à ce sujet et garder à l’esprit que ce n’est pas le FMI qui est venu chez nous pour nous dicter quoi que ce soit et «se mêler de nos affaires intérieures» comme semble le penser notre président, mais c’est bien nous qui sommes allés vers lui pour lui demander ou plus exactement lui quémander (c’est le mot exact, aussi blessant soit-il pour notre «fierté nationale» dont le président nous parle dans chacun de ses discours !) de quoi boucler notre budget de l’année 2023, parce que notre État veut dépenser durant l’année 2023 bien plus qu’il n’a de recettes fiscales et parafiscales.
Il faut garder à l’esprit aussi que le temps ne joue pas en faveur de la Tunisie et qu’elle a le dos au mur dans le sens où, sans cet accord du FMI, dont le montant est pourtant loin de combler le trou du budget de l’Etat pour l’année en cours, aucun autre bailleur de fonds n’accepterait de lui accorder de nouveaux crédits, surtout que toutes les agences de notation internationales ont dégradé la note de la Tunisie à CCC-, avec des perspectives négatives, avant-dernière étape de la situation de défaut de paiement et de faillite de l’Etat (notation « D »).
En d’autres termes, sans cet accord du FMI, la Tunisie risque de se retrouver en situation de défaut de paiement de sa dette extérieure et d’avoir à passer devant le Club de Paris pour le rééchelonnement de sa dette publique et devant le Club de Londres pour celui de sa dette privée.
Comment s’en sortir ?
Sur le plan intérieur, la situation risque d’être encore plus grave parce que l’Etat, à moins de faire fonctionner à fond le mécanisme de la planche à billets et faire exploser ainsi l’inflation et baisser drastiquement le pouvoir d’achat de tous les citoyens, risque bientôt de ne plus pouvoir payer les salaires des fonctionnaires et les pensions de retraite, ce qui risque de provoquer une explosion sociale autrement plus grave que la révolution de 2010 ou la révolte du pain de 1984.
Devant cette situation où personne ne peut rester indifférent parce qu’il y va de notre avenir à tous, à très court terme, et surtout pas les économistes universitaires dont je fais partie, qui par leur formation et leur éclairage pourraient peut-être aider le pays à sortir de cette impasse, peu importe qui en est responsable (ce qui compte le plus, ce n’est pas qui en est responsable, mais comment s’en sortir).
C’est justement l’objet de cet article, que je vais axer beaucoup plus sur les proposions de solutions ou au moins d’axes de sortie de cette crise, plutôt que de répéter les mêmes discours plus ou moins populistes qu’on entend ici ou là et qui dénotent une méconnaissance totale de la finance internationale et des mécanismes de financement du budget d’un Etat et/ou d’une naïveté à faire pleurer.
Cette analyse commence par rappeler les conditions que pose le FMI pour donner son accord et débloquer une première tranche de ce fameux crédit de 1,9 M$, pour examiner ensuite celles que le président de la république pourrait accepter et celles qu’il doit refuser à juste raison.
L’approche proposée ici est celle d’une négociation positive où chaque partie doit faire un pas vers l’autre et accepter de faire des concessions, ne serait-ce que pour sauver la face, surtout en matière de souveraineté nationale, thème très cher à juste raison à notre président.
Les conditions posées par le FMI sont essentiellement au nombre de trois:
- réduire les déficits d’exploitation des entreprises publiques qui pèsent de plus en plus lourd sur le budget de l’Etat qui n’a pas souvent d’autre choix que de les combler à la fin de chaque année;
- réduire sinon supprimer les subventions de l’Etat au titre de la Caisse générale de compensation, pour la consommation d’un certain nombre de produits alimentaires de base (pain, sucre, riz, huile, etc.) et de produits énergétiques;
- réduire la masse des salaires du secteur public pour la ramener au niveau international de 12% du PIB contre 16% dans le cas du budget tunisien pour l’exercice 2023.
Voyons maintenant quelles sont les conditions que l’on peut considérer comme raisonnables, qui vont même dans le sens de l’intérêt général du pays et que le président Kaïs Saïed pourrait accepter moyennant même la demande d’une assistance financière et technique de la part du FMI ou de l’Union Européenne pour les mettre en œuvre.
Ensuite quelles sont les conditions qu’il doit refuser en les considérant comme «une ingérence dans les affaires intérieures de la Tunisie» ou des «diktats du FMI qui ne figurent dans aucune Sourate du Courant» en raison de leur impact négatif sur la paix sociale.
Rechercher l’intérêt général
1) En ce qui concerne la première condition, il faut bien noter que le FMI ne demande nullement de céder les entreprises publiques largement déficitaires (environ une bonne centaine, quand même) au secteur privé, comme certains le propagent, notamment au sein de l’UGTT, qui en a même fait une ligne «rouge», à ne pas franchir par l’Etat, alors qu’il n’y a lieu d’en faire ni une ligne rouge ni une ligne jaune.
En effet, le FMI ne demande qu’une restructuration de ces entreprises publiques, prises une à une et selon le secteur plus ou moins concurrentiel où elles exercent leurs activités, pour les rendre moins déficitaires sinon rentables et améliorer en même temps la qualité des services publics qu’elles fournissent à leurs usagers/clients.
A ce sujet et en tant qu’économiste et expert international qui a participé à un grand nombre de missions d’évaluation à mi-parcours ou finale d’un grand nombre de projets ou de programmes de développement financés par une multitude de bailleurs de fonds (BAD, BM, EU, USAID, etc.) dans plusieurs pays subsahariens, je ne peux que souscrire et applaudir même à cette condition posée par le FMI qui va directement dans le sens de l’intérêt général de la collectivité nationale et qu’on devrait mettre en œuvre sans même attendre que le FMI nous le demande.
En effet, tous les économistes, quelle que soit l’école de pensée économique à laquelle ils adhèrent, sont d’accord sur un point : le premier objectif de toute politique économique, d’ordre réel ou monétaire, est d’atteindre une allocation optimale des ressources matérielles et humaines, par définition rares, dont dispose un pays en vue d’élever le niveau de vie général de sa population et d’assurer la justice sociale. Pour cela, toute politique visant à limiter le gaspillage des ressources, l’attribution de privilèges salariaux ou autres non mérités et à lutter voire même sanctionner la mauvaise gestion dans le secteur public doit être encouragée.
Un des instruments pour y arriver et qui a été appliqué avec succès dans un grand nombre de pays, dont la France et la Grande-Bretagne, sont les fameux contrats-programmes à passer entre l’autorité de tutelle de chaque entreprise publique représentante de l’Etat, et ces entreprises publiques structurellement déficitaires.
Ces contrats-programmes consistent à garder le caractère entièrement public de l’entreprise et à lui fixer, dans le cadre d’un contrat quinquennal, le montant des différentes subventions annuelles que l’entreprise serait en droit de recevoir durant les cinq prochaines années, en contrepartie d’un certain nombre d’objectifs de croissance de leur production, de stratégie de développement et d’amélioration de la qualité de ses service et de productivité qu’elle s’engage contractuellement à atteindre année après année. A titre d’exemple, avec de tels contrats-programmes quinquennaux, la SNCF en France est passée en moins de dix ans d’une entreprise fortement déficitaire à une entreprise bénéficiaire leader dans le transport ferroviaire qui arrive même à concurrencer l’avion.
Un autre instrument très efficace pour alléger le budget de l’Etat du poids des déficits d’exploitation des entreprises publiques et qui a fait ses preuves dans beaucoup de pays, notamment subsahariens, est le Partenariat Public Privé (PPP). Là aussi, il ne s’agit nullement de céder au secteur privé la propriété de certaines entreprises ou infrastructures considérées comme stratégiques pour le pays, mais de sous-traiter au secteur privé certaines activités à caractère commercial dans le cadre de concessions à plus ou moins longue durée, liées par des cahiers de charges très précis et contraignants qui fixent clairement les obligations du concessionnaire en matière d’entretien des équipements ou des infrastructures dont il a la charge d’exploitation, le nombre d’emplois qu’il s’engage de maintenir ou créer les tarifs qu’il serait autorisé d’appliquer et qui doivent être obligatoirement homologués par l’Etat, les investissements qu’il doit réaliser pour développer l’entreprise ou l’infrastructure qu’il a en charge, les progrès de productivité qu’il doit atteindre, etc.
Parole d’expert en la matière: Par rapport où modèle économique de «l’Etat-providence» qui faisait tout que nous avons hérité des années 1960 et qui est dépassé depuis des décennies dans le monde entier, parce que la vocation d’Etat, une entité éminemment politique, est d’assurer la paix, la sécurité et la justice sociale dans un pays et non pas de produire de l’acier, ou du sucre, ou des cigarettes ou du papier…, le PPP est vraiment l’exemple même de gestion moderne de type « win-win » (gagnant-gagnant) où l’Etat, l’économie nationale et les usagers seront tous gagnants, particulièrement dans certains secteurs publics et névralgiques, tels que les ports, aéroports et autres infrastructures qui touchent à la logistique, nerf de la guerre de la compétitivité internationale».
Cet outil de PPP est doublement intéressent pour l’Etat parce que, non seulement celui-ci ne va plus supporter sur son budget les déficits très lourds de ses entreprises publiques et voir ainsi son déficit budgétaire se creuser, mais il va pouvoir même encaisser des redevances d’exploitation annuelles payées par les concessionnaires qui vont améliorer ses recettes et réduire son déficit budgétaire.
Les usagers de ces services publics, qu’ils soient des ménages ou des entreprises, seront aussi gagnants dans l’affaire en termes d’amélioration de la qualité du service, car la capacité de gestion du secteur privé, motivé par la recherche de profit qu’il sait est directement lié la satisfaction des usagers, dépasse de loin celle des gestionnaires du secteur public, qui n’ont aucune motivation autre que celle d’occuper le plus longtemps possible leur fauteuil de PDG d’une entreprise publique ou de directeur général d’une administration centrale et de jouir des avantages matériels ou autres s’y afférant.
Les riches et les pauvres
2) La suppression sinon la forte réduction des subventions sur les produits alimentaires de base et en particulier sur les produits énergétiques :
C’est la condition principale sur laquelle capote les négociations jusqu’à ce jour. Le FMI a autant de raisons pour y tenir que le président Kaïs Saïed en a pour la refuser. Pour analyser objectivement cette question, il faut garder à l’esprit que le FMI, ainsi que la Banque Mondiale, sont dirigés par des économistes néolibéraux qui prônent le retour à la théorie néoclassique de Ricardo et même à la théorie classique de «la main invisible» d’Adam Smith.
Pour ces économistes, le prix d’un bien ou service, indépendamment de ses retombées financières sur l’équilibre d’exploitation de l’entreprise qui le produit, sert avant tout à orienter le comportement des consommateurs vers la consommation de tel ou tel produit ou service dans telle ou telle quantité.
Par exemple, un prix trop bas entraîne une surconsommation de ce bien ou service et donc un gaspillage des ressources. C’est ce qu’on observe d’ailleurs pour la consommation du pain en Tunisie où certaines sources avancent le chiffre de 900 000 pains jetés par jour ! C’est ce qu’on observe aussi pour la consommation de produits énergétiques, dont le bas prix sur le marché intérieur ne pousse pas les agents économiques à les économiser et encourage même le développement des industries et activités énergivores, creusant ainsi le déficit énergétique et celui de la balance des paiements et détériorant ainsi davantage l’environnement.
Cette dimension environnementale en termes de réduction de la pollution atmosphérique, de la consommation de l’énergie d’origine fossile par rapport à l’énergie renouvelable et d’impact sur le réchauffement climatique est fortement présente dans l’approche du FMI et explique la rigidité de sa position sur cette question, alors qu’elle est totalement absente de l’approche de Kaïs Saïed qui ne pense qu’à l’impact de l’augmentation du prix de l’énergie sur les pauvres et la paix sociale.
Le FMI y voit aussi une injustice sociale, car les couches les plus pauvres contribuent à travers les taxes qu’elles paient à l’Etat à subventionner indirectement la consommation des riches qui paient le même prix qu’elles et bénéficient davantage des subventions accordées à ces produits puisqu’ils ont les moyens financiers d’en consommer beaucoup plus.
Par exemple, il n’y a aucune raison pour qu’un citoyen qui habite dans un village au fin fond de la campagne et qui ne possède même pas de voiture, de contribuer à travers les taxes qu’il paie à l’Etat, au carburant consommé par quelqu’un qui roule dans une voiture 4×4 de luxe pour aller un samedi soir danser dans une discothèque à Hammamet!
De ce point de vue d’allocation optimale des ressources, de lutte contre le réchauffement climatique et de justice sociale, on ne peut pas dire que le FMI a tort et que cette condition de suppression des subventions sur les prix de l’énergie qu’il veut nous imposer pour donner son accord soit injustifiée.
L’approche du président Kaïs Saïed est tout autre : lui, il ne voit que l’impact social sur les catégories sociales à faibles revenus de toute suppression des subventions sur les produits de consommation de base et des produits énergétiques et le risque de révolte sociale que cette mesure pourrait déclencher. En tant qu’homme politique et président de la république qui pense avant tout à la paix sociale, on ne peut pas dire qu’il a tort non plus.
La solution pour concilier les points de vue de Kaïs Saïed et du FMI sur cette question des subventions, socialement et donc politiquement très délicate, existe bel et bien et, comme pour l’idée des contrats-programmes ou des PPP, ce n’est pas moi qui l’ai inventée mais elle a été testée déjà avec succès dans beaucoup de pays.
Il s’agit tout simplement de garder les subventions sur les produits alimentaires de base et, au lieu de les faire supporter par le budget de l’Etat, de mettre en place un fonds ou un mécanisme pour les financer par de nouvelles taxes et impôts que seuls les riches et les capitalistes oisifs (ceux qui n’ont pas injecté leurs capitaux dans le circuit de production économique et se contentent de les fructifier par des opérations de spéculation immobilière ou foncière) auront à payer, tels qu’un impôt sur la fortune, ou sur le transfert d’héritage, ou une taxe sur la plus value immobilière ou la spéculation boursière, etc.
Ce principe de «prendre aux riches pour donner aux pauvres» est parfaitement admis et appliqué même dans des pays très capitalistes mais à haut niveau de civisme et de justice sociale tels que la Norvège, la Finlande, ou la Suède… où l’impôt sur la dernière tranche des revenus atteint jusqu’à 90% (contre un plafond de 35% en Tunisie) et où même le montant des amendes pour les infractions routières est proportionnel au niveau du revenu.
Ce principe devrait plaire aussi au président Kaïs Saïed, à qui on peut certes reprocher beaucoup de choses, notamment sa méconnaissance totale des mécanismes de l’économie et de la finance internationale, mais dont on ne pas renier la fibre humaine qui se dégage de ses discours.
«Pay as you go»
Quant à la subvention sur le prix de l’énergie, plusieurs pays subsahariens (exactement 28 au total) ont résolu depuis longtemps ce problème en créant des Fonds Routiers de première ou deuxième génération, financés par un supplément de taxe payée à la pompe de sorte que celui qui ne consomme pas de produits énergétiques n’aura rien à payer, celui qui consomme le moins paie le moins et celui qui consomme le plus paie le plus. C’est le principe de «pay as you go» très en vogue dans les pays qui recherchent l’efficacité économique en même temps que la justice sociale.
Ces fonds permettent aussi de décharger le budget de l’Etat des dépenses d’entretien courant et périodique du réseau routier, car là aussi, il n’y a pas de raison pour que celui qui n’a même pas de véhicule de participer à travers les taxes qu’il paie à l’Etat à l’entretien du réseau routier dont seuls les propriétaires de véhicules profitent.
3- Réduction du poids des salaires publics pour réduire le déficit budgétaire : il s’agit d’un problème avant tout politique et sa solution ne peut être que politique aussi.
En effet, la masse salariale des fonctionnaires de l’Etat qui représente plus de 60% du Titre 1 de son budget et plus de 16% du PIB, est une résultante directe des recrutements massifs effectués après la révolution de 2010, des augmentations salariales arrachées à coup de grèves, sit-in et même de rétention de notes des élèves dans le secteur de l’enseignement comme on vient de le vivre très récemment.
Outre qu’elles creusent davantage le déficit du budget de l’Etat, ces augmentations de salaires non contrebalancées par un accroissement effectif de la production ou de la productivité, accélèrent le processus inflationniste et se traduisent par une baisse du pouvoir d’achat de toutes les classes sociales, y compris les plus vulnérables et qui n’ont pas bénéficié de ces augmentations salariales et dont la pauvreté va donc s’accroître.
La solution technique pour mettre un terme définitif à ce phénomène qui s’est aggravé depuis la révolution de 2010, est d’inscrire dans la Constitution même un article qui interdit toute augmentation salariale non justifiée par une augmentation de la productivité. C’est une affaire avant tout de courage politique et de rapport de force entre l’Etat et l’UGTT.
Dans ce contexte, si le président Kaïs Saïed doit engager un bras-de-fer, ce n’est certainement pas avec le FMI, mais avec l’UGTT qui, par les grèves et sit-in qu’elle a soutenus, quand ce n’est pas elle qui les a décrétés pendant plus de dix ans, pour arracher à des gouvernements faibles qui ne pensaient qu’à se maintenir au pouvoir le plus longtemps possible et qui sont passés maîtres dans l’art d’appliquer la politique d’«Après-moi, le déluge», des augmentations salariales non justifiées par aucun accroissement de la production. Dans ce sens, l’UGTT porte la première responsabilité dans l’impasse budgétaire dans laquelle on se trouve et le risque imminent de défaut de paiement qui menace l’Etat.
En conclusion et comme on peut le voir, les solutions techniques pour rapprocher les points de vue du FMI et du président Kaïs Saïed existent bel et bien et ont même été testées avec succès dans un certain nombre de pays, y compris les pays subsahariens à économie similaire à la nôtre, et à qui on a tendance à tourner le dos, à tort, parce qu’il y a bien plus de leçons à apprendre de ces pays que de l’Europe ou des USA (j’en sais quelque chose pour y avoir travaillé pendant plus de 20 ans).
Des solutions et non des chimères
En tout cas, ces solutions valent mieux, pour éviter à l’économie de ce pays le défaut de paiement et lui épargner le passage humiliant devant les clubs de Paris et Londres pour rééchelonner la dette publique et privée, que de claquer la porte du FMI et «compter sur nos propres ressources» ou sur «la récupération à court terme des biens spoliés avant ou après la révolution» ou les fameuses «entreprises citoyennes» dont rêve notre président et ceux qui le soutiennent.
En effet, si nous avions des ressources internes suffisantes pour financer notre déficit budgétaire, nous ne serions pas là à courir derrière le FMI et des pays soit disant «frères et amis» pour leur quémander de quoi boucler notre budget.
D’autre part, de quelles ressources internes parle-t-on? Celles d’un secteur des phosphates dont les principaux sites de production sont toujours occupés et qui n’a pas encore retrouvé 50% de son volume de production d’avant la révolution de 2010? Celles d’une agriculture qui subit de plein fouet les effets de la sécheresse et du stress hydrauliques et dont la production ne sera jamais aussi faible que celle attendue pour 2023? Celles d’une industrie de textile ou de sous-traitance mécanique et éclectique qui va être très négativement impactée par la récession économique en cours en Europe? Celles d’un secteur touristique dont les performances et les recettes sont tributaires du moindre attentat commis même loin de chez nous et par un Arabe qui n’est même pas musulman (voir récent attentat à Annecy en France)?
Quant à l’espoir de récupérer les milliards de dinars détournés avant ou après la révolution pour boucler notre déficit budgétaire de l’année 2023, tout expert en finance internationale pourrait expliquer à notre président que les lois internationales en matière de secret bancaire, les techniques très sophistiquées de montage des sociétés-écrans et la jurisprudence dans les pays «paradis- fiscaux» font qu’il sera pratiquement impossible pour nous de voir la couleur cet argent, non pas en 2023, mais même de notre vivant!
Il est temps pour notre président de descendre sur terre et d’affronter la réalité telle qu’elle est, parce que proposer des solutions utopiques ne ferait que précipiter chaque jour davantage le pays vers le précipice et le défaut de paiement !
Concernant l’autre idée de notre président, à savoir les entreprises citoyennes sur lesquelles il compte pour sauver notre économie de l’effondrement, quelqu’un de son entourage devrait expliquer à ce juriste de formation et apparemment plus amateur de la lecture de poètes tels Bayram Ettounsi que d’économistes tels que Keynes ou Friedman (ce dont on ne pas lui reprocher, car il ne fait pas de doutes que les hommes de lettres sont aussi utiles pour faire avancer la civilisation dans un pays que les économistes, mais pas pour diriger l’économie) que les choses ne sont pas aussi simples et aussi faciles qu’il le croit : pour réaliser un projet d’investissement, il faut tout d abord effectuer une étude de marché pour s’assurer que la demande locale ou étrangère existe, évaluer la rentabilité économique et financière sans laquelle aucune banque locale ou étrangère n’accepterait de financer le projet, conduire des études d’Avant Projet Sommaire (APS), d’Avant Projet Détaillé (APD) et d’Exécution que seuls des bureaux d’engineering employant des ingénieurs et des économistes très hautement qualifiés sont capables de faire, préparer les Documents d’Appel d’Offre (DAO), et dépouiller les offres pour sélectionner une entreprise, recruter des contrôleurs de travaux et réunir un montant d’autofinancement suffisant sans lequel aucune banque ne voudrait prendre seule les risques liés à ce projet, toutes tâches qui dépassent de loin la compétence de jeunes diplômés en chômage qui n’ont aucune expérience professionnelle, aussi enthousiastes et patriotes soient ils.
D’une façon générale, si on veut sauver ce pays, au cas où il y a encore une chance de le sauver, ce qui est loin d’être certain, il faudrait arrêter les discours populistes et chauvins et de prendre nos rêves pour de la réalité. Ce genre de discours peuvent servir à la limite pour mobiliser l’opinion publique pour supporter l’équipe nationale de football et lui faire rêver les yeux grand ouverts de battre de multiples champions du monde comme le Brésil ou la France, mais l’économie n’est, hélas, ni le football, ni la poésie, mon cher président de la république !
* Economiste-consultant international.
NB. Contrairement à ce qu’affirme la BCT en jouant sur l’ignorance du public de ces questions très techniques, la loi d’indépendance de la BCT de 2016, ne l’a nullement empêchée de continuer à faire fonctionner le mécanisme de la planche à billets pour financer l’impasse ou le déficit budgétaire l’Etat. Non seulement elle continue à le faire et de plus en plus belle, mais aussi à un coût très supérieur pour l’Etat qui se traduit par des profits énormes réalisés par les banques commerciales publiques et privées et des centaines de millions de dinars de dividendes qui vont directement dans les poches des actionnaires de ces banques. (Voir mes explications dans les termes les plus simples et les plus accessibles au grand public dans mon article à ce sujet intitulé »Pour qui roule la BCT » publié il y a quelques semaines dans « Kapitalis »).
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