Les changements de régime politique donnent toujours lieu à un exercice d’équilibrisme de la part des élites dans leurs tentatives de conserver à tout prix intactes influence et richesses, à condition qu’elles ne soient pas proprement éradiquées au moins en partie ainsi que ce fut le cas en France en 1793, en Russie en 1917, en Chine en 1949, en Iran en 1979. Et en Tunisie en 2011…
Par Dr Mounir Hanablia *
Le loyalisme démontré par les élites de l’ancien régime quand elles survivent aux nouveaux dirigeants n’est cependant souvent pas dénué d’arrière-pensées. A l’inverse, les dirigeants du nouveau régime sont souvent enclins à s’appuyer sur les anciennes élites afin d’asseoir leur pouvoir et leur légitimité, au prix de compromis où l’une ou l’autre partie trouve son intérêt.
1860 est l’année où la Sicile a été intégrée au nouveau royaume d’Italie après avoir été conquise par les chemises rouges du fameux Garibaldi sur la dynastie des Bourbons de Naples qui dominaient tout le sud de la botte italienne dans le cadre de ce qu’on nommait «royaume des Deux Sicile», et qui disparut avec l’unité italienne.
Douze personnes poignardées dans les rues de Palerme
Le 1er octobre 1862, douze personnes étaient poignardées le soir dans les rues de Palerme, par des personnes portant des vêtements semblables. L’un deux était immédiatement arrêté dans une boutique de cordonnier et on retrouvait rapidement sur lui un poignard ensanglanté ainsi qu’une somme considérable. Il donnait alors outre les noms de ses complices, celui du commanditaire, Romualdo Trigona, autrement dit le Prince de Santa Elia, un richissime propriétaire sicilien, membre du sénat italien, ayant occupé dans l’ancien régime des responsabilités importantes en tant que responsable du comité des prisons, dans le domaine de l’art et dans celui de l’archéologie. Il avait été exilé un peu avant la chute des Bourbons durant près d’une année pour des raisons qui étaient demeurées obscures et cela lui avait valu honneur et reconnaissance des dirigeants du royaume d’Italie lors du Risorgimento. Il avait été récompensé par un poste de sénateur.
Pour en revenir à l’enquête, onze personnes étaient arrêtées, mais le procureur et le juge d’instruction refusaient de croire en l’incrimination du prince sur un seul témoignage. Le procès tenu en janvier 1863 aboutissait à la condamnation à mort de trois des onze criminels.
Cependant, le jour du verdict, quatre nouvelles attaques au couteau étaient menées et trois autres personnes étaient arrêtées. L’un des blessés qui devait mourir donnait avec sa femme une description de l’assaillant sur laquelle il se rétractait pour en donner une nouvelle ne correspondant en rien à la première, et l’enquête découvrait la visite à son chevet d’un commissaire de police en dehors de sa compétence territoriale. Un indicateur de police dans la prison, Matana, rapportait alors que l’un des auteurs des attentats lui avait demandé d’aller voire le Prince Santa Elia afin de lui demander de s’occuper de sa famille. La rencontre était alors organisée en présence d’un prêtre bien connu de l’Eglise et du beau frère, le Prince Giardini, un ancien du maquis de l’Aspromonte avec Garibaldi. Santa Elia haranguait alors les présents au nom de leur cause commune et consentait à débourser l’argent en le faisant distribuer aux familles des condamnés à mort et des détenus. L’informateur établissait même la connivence du Prince avec un groupe armé opérant dans la campagne des environs de Palerme, à Misilmeri.
L’instabilité favorise l’installation de régimes forts
Il faut ici préciser que sur le plan politique, après la réunification, le nouveau Royaume d’Italie était confronté à l’opposition de ce ceux qui œuvraient pour le retour des Bourbons et qui s’organisaient en comité, et ceux jugés «excessifs» qui luttaient contre les Bourbons et toute intervention de l’Eglise catholique dans les affaires italiennes.
Le rapport de Matana précipitait alors la décision des autorités d’intervenir et d’arrêter les suspects mais le coup de filet englobait toutes les oppositions, à l’initiative de la préfecture de police, rendant la thèse du complot contre la sûreté de l’Etat ridicule. Les gens du parti excessif, journalistes, avocats et médecins, étaient relâchés au bout de quelques jours. Une perquisition était effectuée chez Santa Elia et une salle secrète découverte dans son palais avec un mannequin à grelots où un poignard était fiché d’une manière identique aux attentats, dans le dos.
Cependant, les autorités, autrement dit les ministres de l’Intérieur et de la Justice, refusaient d’arrêter le Prince, ou de le traduire en justice. Le sénat italien lui marquait sa solidarité, et les magistrats en charge du dossier étaient désavoués avant d’être mutés.
Néanmoins, mis à part les prêtres, toutes les personnes réellement impliquées étaient jugées et condamnées. Le Prince Santa Elia, lui, était honoré en présidant même, au nom du Roi d’Italie Victor Emmanuel, des cérémonies publiques.
Pourquoi occupant une place aussi éminente avait-il tenté de favoriser le retour de François II le roi bourbon de Naples? La question demeure toujours débattue. Il est certain que le Parlement Sicilien (des nobles) avait voté en 1849 après le Printemps des Peuples la déchéance du Roi Ferdinand II qui était retourné une année plus tard et dont l’armée avait bombardé la ville de Messine qui s’était pourtant rendue, valant à ce dernier le surnom de Roi Bomba.
Il faut donc admettre que les Siciliens, c’est-à-dire les nobles, les gens qui comptent, ne furent ni pour ni contre les Bourbons, mais pour la sauvegarde de leurs intérêts. Que l’on nomme cela nationalisme ou pas se discute. Cependant que les nobles siciliens aient organisé une action terroriste de grande ampleur telle que les attaques au poignard au hasard dans les rues afin de provoquer la peur et pousser les gens à souhaiter le retour de l’ancien régime, ou à le favoriser, peut se concevoir.
En Italie, dans les années 70, le terrorisme, celui des brigades rouges mais aussi celui qualifié de noir, de l’extrême droite, s’était inséré dans uns stratégie «dite de la tension» de lutte contre le communisme imposée par les alliés américains, et favorisant l’installation de régimes forts, c’est-à-dire répressifs fascisants.
La revanche de l’Etat sur l’oligarchie
Durant une quinzaine d’années le nouveau régime démocrate chrétien n’avait été que le continuateur du régime fasciste (selon Pier Paolo Pasolini). Cela appelle certaines comparaisons. En Tunisie, le 7 novembre 1987 avait vu l’avènement d’une classe affairiste supplantant en douceur celle issue de la légitimité «révolutionnaire» des militants bourguibistes du Destour. Avec ce que l’on a qualifié de «révolution du jasmin», cette classe affairiste incarnée par le parti Nidaa Tounes avait dû cohabiter avec les militants du parti Ennahdha inféodés à la Turquie et au Qatar afin de préserver ses intérêts. Le terrorisme (l’assassinat de Chokri Belaid et Mohamed Brahmi) s’était greffé sur cette alliance. Quel rôle a-t-il joué? On n’en sait encore rien évidemment mais le Parti destourien libre (PDL) qui a supplanté le Nidaa et ses sous-produits en avait fait son cheval de bataille pour un retour à «l’âge d’or» de Ben Ali. En vain, puisque finalement le pouvoir a échu dans sa totalité au nouvel homme fort dont le discours populiste et les arrestations d’opposants et d’hommes d’affaires n’ont remis nullement en cause l’économie de marché. Simplement, ainsi que cela s’est passé en Chine et en Russie, il semble que l’Etat ait pris une nouvelle fois le pas sur l’oligarchie qui doit donner des gages tangibles de sa fidélité. C’est oublier que celle-ci soit désormais greffée sur l’ordre mondial garanti par les Etats-Unis d’Amérique.
Le terrorisme a-t-il encore un rôle à jouer en Tunisie? Ce qui est certain c’est que le parti Ennahdha démantelé, le terrorisme a disparu. Parce qu’il a été privé de ses commanditaires, ou bien parce qu’il n’a plus de raison d’être? Là est la question !
Si le parti Ennahdha s’est indubitablement compromis dans la guerre de Syrie en envoyant des jeunes mercenaires combattre là-bas, les attentats terroristes réalisés sur le territoire tunisien ne l’ont pas servi. Un terrorisme en aurait caché ainsi un autre? Il faut chercher à qui a profité le crime.
* Médecin de libre pratique.
‘‘Les poignardeurs suivi de la disparition de Majorana’’ de Sciascia Leonardo, Les lettres nouvelles, Paris 1977, 221 pages.
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