‘‘‘Mohamed Attya, le passeur de lumière’’, ouvrage de Emna Attaya Belkhoudja, fait partie d’une longue série de témoignages qui contribuent, depuis 2011, à lever le voile sur les injustices subies par beaucoup de nos compatriotes, victimes du ressentiment et de l’autoritarisme bourguibiens et à jeter un nouvel éclairage sur certains épisodes de notre histoire nationale contemporaine.
Par Salah El-Gharbi *
Dans ce livre, tout en faisant le portrait d’un homme méconnu du grand public, et tout en retraçant le parcours de cet infatigable pédagogue qui fut, sous le Protectorat français, le premier Tunisien à avoir dirigé le collège Sadiki, à Tunis, cette pépinière de l’élite nationale, et celui qui fonda le lycée Khaznadar, au Bardo, l’auteure fait une œuvre, à fois, édifiante et touchante.
En lisant ce livre, il est difficile de ne pas être sensible à l’effort que l’auteure, historienne de formation, a dû déployer pour réprimer en elle le sentiment d’injustice qui devait la ronger depuis des décennies, afin de livrer au public, aussi bien le récit du parcours d’un père qui avait été, en 1958, victime de la hargne d’un Bourguiba, au summum de sa gloire, que celui d’un drame familial qui allait bouleverser la vie d’un couple et celle de ses huit enfants.
Rétablir la vérité
En effet, tout au long du récit, l’auteure est, constamment, dans la retenue. Elle expose, sans commenter, et explique sans porter de jugement péremptoire, n’ayant d’autre obsession que celle de rétablir la vérité à propos du pénible drame dont son père était la victime. Aussi, préfère-t-elle donner la parole aux témoins de l’époque (des personnalités politiques, des intellectuels et des universitaires), lesquels, à un moment ou un autre, avaient connu son père, quand il était à la tête du collège Sadiki.
Tout en étant un plaidoyer qui cherche à réhabiliter la mémoire d’un père victime de l’arbitraire du nouveau pouvoir bourguibien, le livre est aussi un document historique qui essaie de reconstituer l’ambiance générale, dominée par la tension politique et la menace armée, dans laquelle le pays était plongé.
Tout commence avec le portrait du jeune Mohamed Attya et l’épisode relatant l’histoire de son amitié avec Bourguiba, alors qu’ils étaient, à l’époque, encore étudiants à Paris. Issus du Sahel, les deux jeunes hommes étaient devenus tellement proches que M. Attya avait hébergé chez lui, pour quelque temps, son ami qui, à l’époque, connaissait des difficultés matérielles.
Mais, vite, les chemins des deux amis bifurquèrent. Si Bourguiba se lança dans le combat politique contre le colonisateur, M. Attya, sa licence d’arabe en poche, préféra rentrer au pays, ayant pour ambition de contribuer à la mise en place d’un système scolaire tunisien qui soit «respectueux de l’identité nationale», «ouvert au monde et soucieux des exigences de la modernité».
Devenu enseignant au fameux collège Sadiki, M. Attya allait faire preuve de dévouement, d’abnégation et de d’inventivité au profit de la modernisation des outils pédagogiques. Passionné par son métier, il finit par être promu pour occuper successivement le poste de vice-directeur et celui de directeur du collège, des postes qui, jusqu’alors, étaient occupés par des Français.
Contexte politique fébrile
Discret, l’homme nourrissait en lui l’ambition de bien accomplir son devoir, de veiller à améliorer les conditions de travail et de vie de ses élèves et d’assurer leur sécurité dans un contexte politique marqué par la fébrilité.
D’ailleurs, outre les questions pédagogiques, ce fut lui qui était à l’origine de la création du lycée Khaznadar, conçu, au cours de l’après-guerre, comme annexe du collège Sadiki et destiné aux internes dont le nombre ne cessait de croître.
Néanmoins, tout étant patriote soucieux de voir son pays s’émanciper, Mohamed Attya, n’était pas un mordu de politique. En effet, dès le début, cet homme réservé avait tenu à garder la neutralité absolue entre le Destour de Abdelaziz Thaâlbi et le Néo-Destour de Habib Bourguiba sans se douter, un instant, qu’une telle attitude de méfiance à l’égard de l’engagement politique pût, un jour, lui porter préjudice.
M. Attya était accaparé par sa tâche à la tête du collège Sadiki, quand un jour, il apprit qu’il avait été, non seulement évincé de son poste, mais qu’il était aussi l’objet d’une poursuite judiciaire qui allait l’amener à passer devant le juge, victime d’un procès fabriqué de toutes pièces. Ce fut à la suite de ce procès dont le déroulement allait être retransmis en direct à la radio, une première pour l’époque, qu’une lourde sentence fut prononcée contre l’ancien directeur le condamnant à cinq ans de prison. Pis encore, les biens de Mohamed Attya furent confisqués, et sa famille, qui occupait une maison de fonction, se retrouva dans la rue.
La vengeance de Bourguiba
Ulcéré par une telle lourde injustice dont son ami, devenu maître du pays, devait être l’instigateur, M. Attya resta longtemps sous le choc. Même si, après quelques mois, il fut libéré, il ne put ni récupérer ses biens, ni être réhabilité dans ses droits, ce qui montre le degré du ressentiment du nouveau maître du pays qui venait de détruire la vie d’un homme dont il jugeait la neutralité politique suspecte.
S’il est indéniable que Bourguiba reste une figure emblématique de l’histoire contemporaine de notre pays et une personnalité dont l’héritage politique progressiste, dans certains domaines, est reconnu par tous, il serait injuste de ne pas admettre que l’homme dont la fougue, l’arrogance et la mégalomanie ont fait beaucoup de victimes qui méritent, aujourd’hui, notre estime et notre attention.
D’ailleurs, à ce sujet, il est regrettable que le discours de l’élite «progressiste, moderniste, laïque» ait été, le 14/01/2011, dans la confusion et non dans le dépassement. Ainsi, au lieu de centrer son discours sur un véritable projet de société tourné vers l’avenir, ayant la démocratie comme fondement, elle était encore sous le charme d’un passé fantasmé. Désarmée dans son combat contre le mouvement «frériste», elle s’était trompée d’enjeu et s’était retrouvée, à son insu, en train de revendiquer le vieil «héritage», avec tout ce qu’il comporte de dérèglements dont nous ressentons, aujourd’hui encore, les soubassements.
* Ecrivain et universitaire.
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