Le Groupe d’action financière (Gafi) et la Commission européenne (CE) ont officiellement retiré la Tunisie de la liste des pays tiers identifiés à haut risque de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme, Mais voilà que, quatre ans ou cinq après, les plus hautes autorités de notre pays continuent d’émettre des réserves sur l’efficacité de nos dispositifs nationaux de lutte contre les flux financiers suspects. Qui croire ?
Par Imed Bahri
Cherchant a faire promulguer un projet de loi sur les associations visant à priver beaucoup d’associations des fonds étrangers qui leur permettent de financer leurs activités, et ce au prétexte de lutter contre le blanchiment d’argent, le terrorisme ou encore l’ingérence d’Etats étrangers dans les affaires intérieures tunisiennes, le président de la république Kaïs Saïed a remis sur la table cette question des flux financiers suspects. C’était lors de la réunion qu’il a eue, vendredi 8 mars 2024, avec le Premier ministre Ahmed Hachani, la ministre de la Justice Leila Jaffel, sa collègue des Finances Sihem Boughdiri Nemsia et le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT), Fethi Zouhair Nouri. Le locataire du palais de Carthage a, à cette occasion, demandé au gouverneur de la BCT de prendre les mesures nécessaires au niveau de la Commission tunisienne des analyses financières (Ctaf) pour «contrôler les sources des fonds affluant vers les associations provenant de cercles suspects à l’étranger», selon le communiqué rendu public par la présidence de la république à l’issue de la réunion. Le communique de la présidence ajoute, citant le chef de l’Etat : «Le peuple tunisien n’accepte pas que quiconque s’immisce dans ses affaires, que ce soit ouvertement ou de manière secrète».
Financements étrangers douteux
La Commission tunisienne des analyses financières (CTAF), structure interdépartementale chargée de lutter contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, va fêter bientôt ses vingt ans d’existence. Ses procédures de contrôle des mouvements de fonds transitant par les banques tunisiennes sont jugées efficaces et conformes aux normes internationales par le Gafi et la CE. Mais ce n’est clairement pas l’avis du président de la république qui estime que cette instance laisse passer des fonds douteux venus de l’étranger pour financer les activités d’associations qu’il souhaite visiblement voir disparaître du paysage. Le tort de la Ctaf, aux yeux du président, est de n’avoir pas débusqué, jusque-là, beaucoup de financements étrangers douteux destinés à des associations locales.
C’est dans ce contexte qu’une séance de travail sur «les fonds étrangers suspects» (sic !) s’est tenue, lundi 11 mars 2024, à la Kasbah. Présidée par le Premier ministre Ahmed Hachani, en présence du gouverneur de la BCT, et de la secrétaire générale de la Ctaf, Neila Fathallah, la réunion «a mis l’accent sur l’unité de l’Etat tunisien et le travail harmonieux de toutes ses institutions, notamment en matière de lutte contre le phénomène de transfert et de flux de fonds étrangers suspects», selon un communiqué de la présidence du gouvernement.
La Ctaf, les banques et les institutions financières ont été exhortées de renforcer leur dispositif de surveillance et de lutte «contre les fonds étrangers suspects susceptibles de nuire à la sécurité et à l’ordre publics en Tunisie», «la souveraineté nationale constituant une priorité pour l’Etat tunisien, soucieux de contrer toute tentative d’ingérence dans ses affaires intérieures à travers le financement de certaines associations ou organisations», souligne encore le communiqué.
D’une liste noire, l’autre
Les participants à la réunion ont souligné que la Tunisie, comme tout autre pays dans le monde, dispose d’un arsenal juridique qui prend en compte la législation émanant du Gafi, ajoutant que «ces lois leur permettent de lutter contre le blanchiment d’argent et la manipulation de fonds légalement alloués utilisés à des fins susceptibles de porter atteinte à la sécurité nationale en finançant certaines associations et organisations.»
Dans le communiqué de la présidence du gouvernement, on ne parle clairement pas de fonds suspects destinés au blanchiment d’argent et au financement du terrorisme, mais de «financements déguisés», c’est-à-dire de «fonds légalement alloués» (sic !) mais qui, en finançant certaines associations, seraient «utilisés à des fins susceptibles de porter atteinte à la sécurité nationale».
L’affaire ne relève donc plus vraiment de la Ctaf ou de la BCT, instances techniques s’il en est, mais des instances politiques de l’Etat, qui n’ont plus qu’à établir une liste d’associations dont on estime qu’elles portent atteinte, par leur activité, à la souveraineté nationale et servent d’antennes à des puissances étrangères, pour ensuite leur couper les vivres.
Est-ce le but recherché derrière tout ce remue-ménage qui risque de remettre sur la table la question de la réinscription de la Tunisie sur telle ou telle liste noire ?
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