Mustapha Kemal Atatürk, comme tous les dictateurs, a réécrit l’Histoire à son bénéfice, en tentant d’effacer tout ce que le pays qu’il appelait Turquie devait à ses prédécesseurs à la tête de l’Empire Ottoman.
Par Dr Mounir Hanablia *
Pourquoi la Turquie est-elle devenue le pays des Turcs, à cette exception près dans les pays musulmans d’avoir installé à sa tête un Etat qui proclame sa laïcité ? Le doit-elle au seul Atatürk ainsi que ne cessent de le proclamer la propagande kémaliste, et paradoxalement, pour des raisons différentes, celle islamiste?
L’auteur de «The Young Turk Legacy» a le mérite de révéler le cheminement complexe par lequel en ces années charnières s’étendant de l’arrivée des armées russes victorieuses dans les faubourgs d’Istanbul et des accords de San Stefano, jusqu’aux guerres balkaniques, une prise de conscience est apparue parmi les officiers sur la nécessité de moderniser les structures de l’empire, afin de le sauver.
Ce n’est pas un hasard si c’est le corps des officiers qui s’est révélé le plus perméable aux idées modernes; à l’origine l’intention du Calife Abdulhamid a été de disposer d’une armée formée à l’européenne capable d’affronter victorieusement d’abord les Russes qui représentaient un danger mortel mettant en jeu l’existence de l’empire, ensuite les autres puissances coloniales.
Emergence des convictions laïques
Le paradoxe est que ces mêmes puissances créancières imposaient les réformes nécessaires leur ouvrant la domination du pays au nom de la modernisation. Ces officiers, modernes donc par la volonté de leur Etat, représentés par le triumvirat Enver, Djamel, et Talaat, ont trouvé leur inspiration dans une loge d’obédience maçonnique, le Comité Union et Progrès de Salonique, alors la ville la plus cosmopolite de l’Empire Ottoman, et ils devaient y puiser leurs convictions laïques sur l’égalité juridique de tous les citoyens de l’Empire, indépendamment de leurs religions et de leurs racines nationales, à la notable exception des Arméniens, considérés comme la cinquième colonne du Tsar de toutes les Russies.
Avant d’être Jeune Turc, le mouvement des officiers fut donc avant tout Jeune Ottoman, et c’est lui qui à partir de 1908 par le biais d’un coup d’Etat dirigerait le pays, éliminant impitoyablement une année plus tard la tentative de restauration menée par les conservateurs. Mais c’était avant la guerre de 1912 contre la coalition des Etats balkaniques de deuxième ordre regroupant la Bulgarie, la Serbie, la Grèce, qui s’est conclue par une défaite cuisante avec la perte de la Roumélie, c’est-à-dire la Thrace, la Macédoine, représentant la presque totalité des possessions de l’empire en Europe, et dont la plupart des officiers du Comité étaient originaires.
L’armée «moderne» de l’empire n’avait pu se mesurer avec succès à celles de ces peuples chrétiens pauvres travaillés par le nationalisme et soutenus par les puissances. Quoiqu’il en soit, le nationalisme Jeune Ottoman s’était révélé une dangereuse chimère, que le soulèvement albanais, puis arabe, n’avaient fait que confirmer.
Djamel avait parsemé son chemin des dépouilles sanglantes des nationalistes du Levant, lui valant le surnom de boucher de Damas. Et Enver s’était perdu dans sa catastrophique aventure du Caucase, qu’il pensait être le premier jalon de sa marche vers l’Asie Centrale pour unifier et libérer les peuples turcs du joug russe et chinois.
Montée du nationalisme turc
C’est face à la défection arabe au profit des Anglais que le nationalisme turc, anatolien, et musulman, est apparu, par la force des choses, qu’il est devenu véritablement Jeune Turc à partir de 1914.
Si Mustapha Kemal a pu vaincre les Grecs sur la Sakarya et finir par les chasser d’Anatolie et d’Izmir au début des années 1920, c’est bien en s’appuyant sur ce nationalisme là qu’il a pu mener son entreprise avec succès. Et il est vrai qu’il avait eu la chance de voir la révolution Communiste triompher à Saint-Pétersbourg, et les armées russes se retirer des territoires anatoliens, permettant l’instauration de relations amicales entre les deux pays.
Une fois son pouvoir affirmé, Atatürk comme tous les dictateurs s’est livré à une réécriture de l’Histoire à son bénéfice, en tentant d’effacer tout ce que le pays qu’il appelait Turquie devait à ses prédécesseurs à la tête de l’Empire Ottoman, et c’est probablement ainsi que l’expression «jeune turc» a dans une certaine mesure contribué à légitimer sa propre accession au pouvoir en déconsidérant ses rivaux. Parmi les opposants qu’il avait fait exécuter figurait Ali Kemal Bey, journaliste et ancien ministre antinationaliste qui, ayant épousé une Anglaise, était le père d’un garçon, Osman Wilfred, qui sera le grand-père de l’actuel Premier ministre britannique Boris Johnson.
L’accession d’Erdogan au pouvoir marquera le retour de la politique impériale ottomane au Moyen Orient, dans les Balkans, dans le Caucase, et au Maghreb.
* Médecin de libre pratique.
* «The Young Turk Legacy and Nation Building: From the Ottoman Empire to Atatürk’s Turkey», de Erik-Jan Zürcher, édité par I. B. Tauris , 368 pages, 15 septembre 2010.
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