Le poème du dimanche : ‘‘Le brûleur’’ de Habib Zannad

Dans l’actualité tragique et les drames de l’émigration irrégulière, les poètes ne sont pas restés indifférents au sort d’êtres désespérés, exploités par des passeurs sans scrupules. Voici le poème d’Habib Zannad, écrit il y a quelques années déjà, comme si la situation était condamnée à la permanence.

Le poète, né en 1946, à Monastir, a été l’un des chefs de file du mouvement d’avant-garde littéraire en Tunisie des années soixante-dix. («Fi ghayr al ‘amoudi wa l hurr» (Poésie autre que métrique et libre).

Auteur de : Al majzoum bi-lam (L’apocopé), Kimyâ’ al-alwan (Alchimie des couleurs).

Tahar Bekri

O Mer donne-moi une barque

Marre de ma pauvreté de ma faim

De ma longue soumission

Dans ces contrées

Marre de ce qui m’entoure de mon état

Du peu d’argent

De la quête servile

De la poche vide de l’habit rapiécé

Du rire d’un dur du sourire qui s’apitoie

Personne ne donne personne n’est concerné

Par mon esprit anxieux

Mer donne-moi une barque

Marre d’une nuit sombre

De l’insomnie qui dure

D’un monde corrompu

Des gens méprisants

De vendre mes pacotilles dans un marché mort

Je crie j’appelle

Personne ne croit

Mer donne-moi une barque

Marre de mon endurance amère

De mon attente sur la braise

Parmi ces demeures

De frapper à une porte fermée

De vivre d’espoir qui ne se réalise

De ce qui viendrait de loin très loin en suspens

D’une promesse mensongère séduisante factice

Qui brille comme le mirage des déserts

D’une voile qui flotte déchirée

Mer donne-moi une barque

Comme tes vagues bleues

Comme ma journée

Comme mon tourment

Comme mon rêve

Comme la mort bleue

Mer prends-moi

Envoie mon corps à l’ouest  à l’est

Je m’ennuie dans ce temps

De mon temps si long de ma tristesse

De mon repos qui m’épuise

De mon esprit qui m’empêche de dormir

Mer je m’ennuie trop

M’ennuie mon pareil s’ennuie

Brisée est mon aile

Malade est ma chanson

Je suis un oiseau sans vol

Un oiseau sans gazouillis

Ni travail pour souffrir et suer

Pour que se récoltent mes fruits

Que se nourrisse autrui

Peut-être si mes fruits leur donnaient une indigestion serais-je béni

Je suis sans cœur pour aimer et désirer

Pleurer la bien-aimée sur les ruines au désert

Sans voix pour me confier parler

Et éteindre mon feu

Rien n’est resté dans les jarres

Pour être volé

Mer lève mon état de siège

Brise mon mur

Donne-moi une barque

Ma décision est prise

Je vais brûler

Je vais brûler

Quitter ma maison

Je dis adieu mon pays

Adieu mon amour adieu ma Souad

Adieu mon enfance mon école mon livre

Adieu mes amis

Adieu ma souffrance

Adieu mes souvenirs tristes

Ma mère affectueuse

Adieu comme le sel de mes larmes

Comme le désespoir du retour

Je vais brûler

Je vais brûler

Et dans mon cœur une brûlure

Dans l’œil un hoquet

Dans la gorge un étouffement

Dans la mer un bleu

Adieu

Adieu

Je vais brûler

Je vais brûler

Même si en mer je vais me noyer

Je vais brûler

Je vais brûler

Même si je suis pendu par-delà les mers

Et incinéré

Mes cendres dispersées

Je vais brûler

Je vais brûler

Ou vivre digne en brûlant

Ou mourir honoré noyé

Et si tu veux je mourrai pendu

Je meurs je meurs et vive mon pays

Je vais brûler

5 mai 2010

Traduit de l’arabe par Tahar Bekri

* «Le brûleur de frontières», l’émigré irrégulier. «Harraga» est utilisé aussi en Algérie et au Maroc (NDT).

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