Le poème du dimanche : ‘‘La boucle d’oreille de ma mère’’ de Midani Ben Salah

Né le 15 novembre 1929 à Nefta, dans la région oasienne du sud-ouest de la Tunisie, où il a été enterré après son décès le 21 juillet 2006, Midani Ben Salah a longtemps enseigné l’histoire dans les lycées tunisiens. Poète, il a laissé une douzaine de recueils de poèmes marqués du sceau de l’engagement social et politique. Son dernier recueil Rihab El Metwali a une tonalité soufie assez nouvelle dans sa poésie.

Depuis longtemps, je souhaitais traduire ce poème, l’un des plus connus et émouvants de la poésie tunisienne. Le recueil, difficilement accessible et presque introuvable, l’occasion ne s’est présentée que récemment, après moultes recherches et sollicitations.

Dans ce poème narratif, Midani Ben Salah développe un univers autobiographique, met en valeur des termes techniques de la réalité de la mère, fileuse de laine. Relate la difficulté de vivre. Il était temps que le public francophone en prenne connaissance.

Tahar Bekri

(Voici le premier tableau d’une série que j’ai l’intention de présenter sur ma vie.
Si j’ai commencé par Qortu ommi (La boucle d’oreille de ma mère), c’est que ce tableau représente à mon avis, le prix qui a donné à ma vie le sens du départ.

Notre maison, avec tout ce qu’il y avait dedans, ne valait pas un billet de voyage, de mon village Nefta, dans le Jerid, vers Tunis. Et comme je devais rejoindre, comme les autres élèves, l’école au mois d’octobre, ma famille fut contrainte de vendre la boucle d’oreille, son seul trésor.)

Elle me regarda longuement
Les yeux en larmes qui coulent
« …Prends-la mon fils,
C’est mon dernier bien
A toi, mon grand trésor
Cette boucle d’oreille est de mon labeur

Ses filaments sont de la lumière de mes yeux
Des rides de mon front
Je la cachais du mauvais œil du temps
Depuis longtemps
Malgré les nuées de sauterelles
Malgré le croc de la faim, tuant les gens,
La palmeraie fertile en cendre !
Ses demeures en deuil
Et la lune claire
a la couleur pâle, triste
Depuis des ans
La pluie battante en colère,
Envahissant nos villages
Quand arrive l’automne
Avec vents et nuages
Rendant les dattes mûres
Les régimes d’or
Les grappes de nos vœux
Des tas noirs, racontant notre misère
Après notre malheur
Et une lutte éternelle
D’une vieille et un enfant
D’un métayer fidèle
Tout cela devint nourriture pour la terre

Et les colonies de mouches.
C’est la subsistance des compagnons
Leur rêve est devenu mirage,
La palmeraie fertile en cendre.
C’est ma boucle d’oreille chère
A toi, mon enfant honnête.
Je la cachais des durées et des années.
Prends-la … voyage
Sois grand, aventurier,
Combats la pauvreté, sois contre l’ignorance, vainqueur.
Prends-la… embrasse-moi…viens…
Et pars, invincible, patient dans la lutte,
Ne sois pas sali par la mollesse.
Ce désert est le lieu des hommes
Et des longues légendes
Qui dans ce quartier se chantent et se récitent encore.
Hier je combattais :
J’avais un poignet, et un bras
Avec lequel j’ai abattu mille peignes à tisser
Et des millions de crochets
Je tisse la laine au point du jour
Quand paraît la lune à la maison,
Je file la laine et les fils de tissage tôt à l’aube
Sois, mon fils, patient.

Moi, je ne connais pas, mon amour, la fatigue
Mon rouet est une flûte joyeuse
Sur le bruissement du peigne à tisser
Et les airs du roseau
Je fredonne les histoires d’Abou Zeid al-Hilali
Et les gloires des ancêtres.
Mon métier à tisser est le nid de mon combat
Et sur le rythme du peigne à tisser
J’ai malaxé le temps, brisé ses lames
Les restes des dattes et le son des grains, ma subsistance
Ton bon de père pauvre vécut le chômage
Devint le malheureux une charge… »

Ici j’ai compris quelque chose,
Interpellé mon existence :
Dois-je vivre comme étaient mes aïeuls ?
Jamais… Non, j’irai rebelle !
Je briserai le poids de mes chaînes,
Les traditions figées,
Traverserai toutes les frontières,
Cette boucle d’oreille est ma belle étoile.
Et mon âne silencieux, attendait avec impatience, que je le monte
pour le départ.
Mon voyage, est le point de départ de mon existence

De ma nouvelle naissance,
Avance donc, mon âne, pour le départ
Au revoir mon village grisâtre,
Ô terre de palmiers.

19 novembre 1964

Qortu Ommi, MTE, Tunis, 1983. 

© Trad. de l’arabe par Tahar Bekri

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