Considéré comme le poète national en Tunisie, Aboulkacem Chebbi est moderniste, lié au mouvement réformateur et nationaliste. Sa poésie est un cri de révolte contre la tyrannie et l’oppression.
Né en 1909 à Chebbia, dans la palmeraie de Tozeur, Aboulkacem Chebbi, fait ses études à l’Université de la Zitouna, à Tunis.
Patriotique, sa poésie est un chant de liberté et d’amour, une célébration de la nature et de la beauté, marquée par le romantisme français et européen.
Chebbi se fait connaître, d’abord, en Egypte, grâce au groupe de la revue Apollo.
Atteint de maladie grave, jeune, il décède, en 1934, à l’âge de 25 ans, laissant un recueil, Aghâni al-Hayat (1934) (Les Chants de la vie), rassemblé de son vivant, mais qui ne sera publié qu’en 1955, grâce aux soins de son frère, Mohamed Lamine Chebbi, un court Journal (1930), des poèmes en prose, écrits à seize ans, Pages du livre de l’existence, (1926), et surtout, un essai innovateur et pionnier, qui fera date, L’imagination poétique chez les Arabes (1929).
Tahar Bekri
Si le peuple décide un jour de vivre
Force est au Destin de répondre
Force à la nuit de se dissiper
Force aux chaînes de se briser
Celui qui n’embrasse la vie
S’évapore dans ses airs et disparaît
Gare à celui qui ne désire de vivre
De la gifle du néant victorieux
Ainsi me dirent les êtres
Et me parlèrent leurs âmes cachées
***
Le vent gronda parmi les gorges
Sur les montagnes et sous les arbres :
«Si j’aspire à un but
Je monte ce que je désire, oublie la prudence
Je n’évite ni les cols difficiles
Ni la flamme du feu brûlant
Celui qui n’aime escalader les montagnes
Vivra toujours dans les fossés»
Le sang de la jeunesse bouillonna dans mon cœur
D’autres vents se bousculèrent dans ma poitrine
Je me mis à l’écoute du grondement des tonnerres
De l’air des zéphyrs, du rythme de la pluie
***
La terre me répondit – quand j’ai demandé – :
«Mère détestes-tu les humains ?» :
«Je bénis parmi les hommes les ambitieux
Et celui qui ne déprécie guère le danger
Je maudis celui qui n’accompagne son temps
Se satisfait d’une vie de pierre
Voici l’Univers vivant, il aime la vie
Méprise le défunt, fût-il grand
Ni l’horizon n’embrasse l’oiseau mort
Ni l’abeille ne butine la fleur morte
Si ce n’était mon cœur affectueux et maternel
Ces tombes n’auraient enserré le mort
Gare à celui qui ne désire vivre
De la malédiction du néant victorieux !»
***
Par une nuit d’automne
Lourde de peine et d’ennui
J’étais ivre de ses étincelantes étoiles
J’avais chanté à la tristesse jusqu’à son ivresse
J’ai demandé aux ténèbres : «La vie ramène-t-elle
A ce qu’elle a fané, le printemps de l’âge ?»
Les lèvres de l’obscurité se turent
Les jeunes filles ne chantèrent à l’aurore
La forêt me dit avec une douce tendresse
Comme la vibration des cordes :
Arrive l’hiver, l’hiver des brumes,
L’hiver des neiges, l’hiver de la pluie
Et la magie s’éteint, la magie des branches
La magie des fleurs, la magie des fruits
La magie du ciel, triste et paisible
La magie des prairies, plaisantes et embaumées
Et tombent les branches et leurs feuilles
Les fleurs d’un temps bienaimé
Le vent en joue dans les vallées
Le torrent les enterre partout où il passe
Tout se meurt comme un merveilleux rêve
Qui s’illumine dans un cœur et disparait
Et restent les graines, chargées du bel âge qui s’efface
Du souvenir des saisons, de la vision d’une vie
Des fantômes d’un monde défait
Qui embrasse – sous la brume, sous les neiges, sous la boue –
Le songe d’une vie qui ne lasse guère
Et le cœur du printemps exhalant sa senteur
Rêvant de chants d’oiseaux, de parfums
De fleurs, de fruits suaves
***
Passe le temps, croissent des malheurs,
Des malheurs dépérissent, d’autres survivent
Leur rêve devient éveil
Orné du mystère de l’aurore
Et demande : Où est la brume du matin ?
La magie du soir, le clair de lune ?
Les nuées du papillon élégant ?
Les abeilles qui chantent, le nuage qui passe ?
Où sont les rayons et les êtres ?
Où est la vie que j’attends ?
J’ai soif de la lumière sur les branches
J’ai soif de l’ombre sous les arbres !
J’ai soif de la source parmi les prairies
Qui chante et danse au dessus les fleurs
J’ai soif des chants d’oiseaux
Du chuchotement de la brise, de la musique de la pluie
J’ai soif de l’Univers ! Où est l’existence ?
Comment verrais-je le monde promis ?
Voici l’Univers, il est derrière le sommeil de l’inertie
A l’horizon des grands éveils
***
Il n’est que battement d’ailes
Au désir grandi et victorieux
Et la terre se fendit par en-dessus
Et vit l’Univers aux images belles
Le printemps vint avec ses chants
Ses rêves, sa jeunesse en fragrance
L’embrassa sur les lèvres avec des baisers
Ramenant la jeunesse disparue
Lui dit : On t’accorda la Vie
Eternelle dans ta descendante préservée
La lumière t’a bénie, accueille
La jeunesse de la vie et l’âge fertile
Celui dont les rêves vénèrent la lumière
En sera béni où qu’elle paraisse
A toi l’espace, la lumière, la terre rêveuse, épanouie
A toi la beauté qui ne s’épuise !
A toi l’existence, vaste, fraîche
Berce-toi – à ton gré – au-dessus des champs
Avec les fruits suaves et les fleurs nouvelles
Parle à la brise invoque les nuages
Parle aux étoiles invoque la lune
Invoque la vie et ses désirs
L’existence noble et séduisante
***
Les ténèbres révélèrent une beauté profonde
Qui enflamme l’imagination et aiguise la pensée
Et s’étala sur l’Univers un enchantement étrange
Qu’un magicien puissant maîtrise
Des bougies d’étoiles s’illuminèrent
L’encens se perdit, l’encens des fleurs
Une âme à la beauté étrange voltigea
Avec des ailes de clair de lune
Le chant sacré de la vie résonna
Dans un temple rêvant et ensorcelé
On déclara dans l’Univers : Avoir une aspiration
Est la flamme de la vie, l’âme de la victoire
Si les êtres désirent de vivre
Force est au Destin de répondre !
© Trad. de l’arabe par Tahar Bekri
Extrait de ‘‘Aghâni al-Hayat’’ (Les chants de la vie), 1934, Ed.1955.
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