Candidat atypique à la présidentielle de 2019, que les autres candidats ont eu tort de ne pas prendre au sérieux, Kaïs Saïed s’est fait élire au second tour avec un score sans appel de 72%. Après son accession la magistrature suprême, on ne peut pas dire qu’il a changé, seul son appétit de pouvoir s’est accru et, au terme de deux ans à la tête de l’Etat, il a réussi à faire le vide autour de lui et à occuper toute la place. Sa conception de la «démocratie», on ne tardera pas à s’en rendre compte, c’est ‘‘Le pouvoir d’un seul’’ pour reprendre le titre d’un ouvrage collectif récemment paru à Tunis et qui lui est consacré.
Par Ridha Kefi
Comme tous les populistes, Saïed «considère que la société se divise en deux camps homogènes et antagonistes, le ‘‘peuple pur’’ et ‘‘l’élite corrompue’’ , selon la définition de cette idéologie aujourd’hui en vogue proposée par Muddle et Kaltwasser et citée par Sahbi Khalfaoui. Et le président tunisien a la faiblesse de croire que c’est lui, «l’honnête homme non issu du sérail politique» (Zyed Krichen), qui incarne la volonté populaire. S’il ne la dicte pas, comme il le fait du reste depuis la proclamation de l’état d’exception, le 25 juillet 2021, en prenant le contrôle de la totalité des rouages de l’Etat, en pratiquant un clientélisme de masse et en marginalisant les partis, la société civile et, à un degré moindre, les médias, tous frappés d’opprobre, et qu’il se donne pour mission (quasi-prophétique ?) d’écarter du pouvoir.
«Il procède à un coup d’Etat qui lui donne le pouvoir, tout le pouvoir, seul, sans aucun contrepouvoir, et sans aucune limite», écrit Sahbi Khalfaoui. «Le constat pour le moment est sans appel : Saïed gouverne seul, sans partage», renchérit Hamadi Redissi dans l’avant-propos de l’ouvrage. «L’antisystème n’a pas réussi seulement à s’insérer dans le système grâce à un malentendu historique. Il a pu, ou plutôt il a voulu incarner l’Etat dans ce qu’il a de plus traditionnel. L’Etat autoritaire dirigé exclusivement par un chef», écrit Zyed Krichen.
La fatigue démocratique
Il faut dire que l’avènement de ce professeur de droit constitutionnel totalement méconnu avant 2011, novice en politique et sans parti pour porter sa candidature, a profité d’un exceptionnel «alignement des planètes», pour reprendre une expression du même Krichen : un coup de pouce inespéré de la part des médias publics, une transition politique cahotante et poussive, une classe politique désespérante de suffisance et de médiocrité, un ras-le-bol populaire face à l’échec des politiques économiques et sociales et, cerise sur le gâteau, une demande d’autorité pour mettre fin à l’instabilité et au chaos… Bref, une «fatigue démocratique» qui a ouvert un boulevard devant cet homme venu de nulle part, et qui tient un discours au plus près des revendications populaires : défense des pauvres et des démunis, hostilité déclarée aux élites (politiques, économiques et intellectuelles), souverainisme incantatoire, conservatisme islamiste, nationalisme arabe, avec un zeste d’antisionisme et d’anti-Occident… Les ingrédients nécessaires pour que la mayonnaise prenne.
Le décor étant ainsi planté, dans un désert politique où s’agitent encore quelques figures du passé, Saïed pouvait manœuvrer à sa guise et pousser son avantage. Et il ne s’en est pas privé, ne reculant devant aucune outrance, entre duplicité, manipulation et contradiction, l’essentiel étant, à ses yeux, d’imposer son autorité sur la totalité du système politique. La «démocratie» qu’il est en train d’instaurer ne reconnaît pas la séparation des pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire), mais préfère leur addition et leur accaparement par un seul homme, lui-même en l’occurrence.
Après avoir passé en revue tous les systèmes fondés sur le pouvoir d’un seul homme: autocratie, dictature, tyrannie, despotisme, populisme plébiscitaire…, Hamadi Redissi se demande : Quel est la nature du pouvoir qu’exerce aujourd’hui Kaïs Saïed ? Il se garde cependant de répondre et laisse la question ouverte. «Non que ce livre ne veuille pas prendre parti, mais parce que le pouvoir personnel de Kaïs Saïed est sui generis, inédit et en gestation, in statu nascendi», écrit-il.
La charia au cœur de l’ordre juridique
Dans ‘‘Le pouvoir d’un seul’’, les auteurs décrivent et analysent, chacun selon son angle de vue, cette lente mais sûre prise de pouvoir, sur les plans politique (Hamadi Redissi, Sahbi Khalfaoui, Zyed Krichen, Hafedh Chekir), juridique et constitutionnel (Sana Ben Achour, Salsabil Klibi, Hafidha Chekir, Hatem Chakroun, Asma Nouira), médiatique (Afifa Mannaï, Abdelkerim Hizaoui), économique (Ayssen Makni, Lotfi Ben Aissa), diplomatique (Youssef Cherif), ou encore à propos des liens troubles entre le «conservatisme foncier» de Saïed et l’islam politique qu’il fait semblant de combattre en s’en prenant aux dirigeants du mouvement Ennahdha (Sarah Ben Néfissa et Jallel Saada).
A ce propos, et au terme d’une analyse du fameux article 5 de la constitution de 2022, qui «constitue une porte ouverte à l’introduction de la charia comme fondement du gouvernement et par là même comme source de législation», Salsabil Klibi écrit : «Kaïs Saïed réussit, puisqu’il a été le seul maître d’œuvre de la constitution là où Ennahdha, confronté à une large frange de la société civile, a échoué, c’est-à-dire inviter la charia dans l’ordre juridique de l’Etat tunisien, ce qui peut impacter indiscutablement la garantie des droits et libertés et plus particulièrement l’égalité et la non-discrimination des droits».
Asma Nouira renchérit, sur un ton ironique: «Cela peut décevoir ceux qui l’ont soutenu en croyant qu’il empêchera la réalisation d’un projet sociétal islamiste. Mais cela peut lui faire gagner plus de soutien auprès des salafistes et de la base radicale d’Ennahdha». Et cela Saïed, qui n’est pas un enfant de chœur, le sait très bien. Ne doit-il pas son élection en 2019 aux voix des islamistes et des salafistes qui ont appelé à voter pour lui ? C’est ce quasi-plébiscite qu’il espère réitérer lors de la prochaine présidentielle, dont la date n’a pas encore été annoncée, mais serait-ce possible au vu de son bilan pour le moins mitigé ?
« Le pouvoir d’un seul », Ouvrage collectif dirigé par Hamadi Redissi, Diwen Editions, Tunis, juin 2023, 308 pages.
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