Le président Kaïs Saïed doit assumer une bonne part de responsabilité dans les diverses crises qui secouent actuellement la Tunisie. Président avec plein pouvoir depuis septembre 2019 (presque 5 ans), il devrait, lors du discours de fin d’année, faire son mea culpa, appeler à l’apaisement et surtout mobiliser pour la relance économique… (Le président Saïed en visite à l’aciérie El-Fouladh : jusqu’à quand va-t-il continuer à accuser les autres de tous les maux du pays où il détient, lui, tous les pouvoirs ?)
Par Moktar Lamari *
C’est morose sur tous les fronts macroéconomiques. Le bilan économique des années Kaïs Saïed n’est pas nécessairement meilleur que celui des différentes coalitions articulées autour du pourvoir islamiste de Rached Ghannouchi. Le dinar est toujours en déroute incontrôlée, les pénuries se généralisent (médicament, pain, lait, riz…), le chômage s’incruste, la stagflation empire et les investisseurs boudent le pays.
Sur le plan politique, le bilan n’est pas mieux : les opposants sont neutralisés en gros, mis en tôle (pour divers crimes avérés ou pas), les médias mis aux pas, l’émigration explose et les urnes sont boudées, le citoyen n’en veut plus de ces élections mascarades et de cette démocratie de pacotille. Le taux d’abstention pour les élections bat des records mondiaux.
Certes, la pandémie Covid-19 est aussi passée par là. Mais, depuis juillet 2021, tous les leviers du pouvoir et des responsabilités liées se concentrent entre les mains d’un seul homme: Kaïs Saïed en l’occurrence. Qui entame la 5e année de son mandat, et ne fait rien pour changer l’ambiance morose qui paralyse le pays et asphyxie les espoirs. Et tout indique qu’il va s’accrocher au pouvoir et se présenter comme candidat à sa propre succession. C’est son droit le plus absolu, mais il faudra faire un bilan, une autocritique neutre et objective s’impose aussi.
Sans programme économique
Saïed a bien dit, haut et fort, lors de sa campagne électorale à la présidentielle de 2019 qu’il n’a pas de programme économique et ne veut pas en avoir, cela ne servira à rien… selon ses propos à la télévision lors des débats électoraux. Il fera «ce que le peuple veut». Les 600 000 chômeurs et les 3 millions de citoyens vivant sous le seuil de la pauvreté veulent du travail rémunéré adéquatement; ils veulent un meilleur pouvoir d’achat et de meilleurs services publics. Rien de tout cela n’est offert «au peuple».
Les théories keynésiennes, les thérapies de Friedman, il n’en veut rien savoir. Les agences de notation sont des méchants qui nous veulent du mal. Il sait tout et se sent infaillible, capable de tout prodiguer sans se tromper et sans se remettre en question. Et pas seulement dans les dossiers économiques, monétaires et fiscaux.
Sa recette : on peut tout changer et tout régler par décret présidentiel. Le juridisme dans sa forme la plus naïve et primaire.
Le président ne cesse également d’accuser les autres des revers et des échecs économiques accumulés sous son règne, total et absolu depuis juillet 2021.
Sa devise : les échecs, les pénuries, la récession, ce n’est pas de ma faute à moi, mais de celle des autres: ses prédécesseurs, les corrompus, les méchants, et les comploteurs… Il n’a pas totalement tort, mais, il en a fait aussi des bourdes économiques et budgétaires qui sont démontrables par À+B.
Changer de fusil d’épaule
Kaïs Saïed doit apaiser, faire une sorte de mea culpa et essayer de combler le fossé creusé depuis plusieurs mois entre les politiciens et l’opinion publique. Si sa victoire est totale sur les clans islamo-affairistes, son échec l’est tout autant sur les enjeux sociaux (les syndicats restent braqués) et politiques (il n’a pas réussi à mobiliser et à rallier les plus récalcitrants).
L’échec de Kaïs Saïed est aussi total sur les enjeux économiques: négationniste des problèmes du chômage, de l’investissement, du déficit budgétaire, de la bureaucratie…Il a toutefois une autre fâcheuse tendance à prendre ses discours pour des réalités. Le wishful thinking grandeur nature, et il pense pouvoir solutionner un problème seulement en identifiant ses causes et origines. C’est une erreur souvent commise par les étudiants en analyse des politiques publiques : la confusion entre le problème rencontré, ses causes, ses symptômes et ses conséquences. En mélangeant le tout, on ne solutionne pas les problèmes rencontrés et on se mêle les pédales. On perd ses moyens à s’attaquer aux causes et éléments connexes et on oublie le problème (chômage, récession, émigration, pénurie, paupérisation).
Crises politique et sociale
L’autre particularité étrange des politiques initiées sous le règne du président Kaïs Saïed a trait au déficit de recours aux évaluations sciatiques des programmes, des promesses tenues et des résultats obtenus.
Tout l’effort est mis dans le chambardement des instituions constitutionnelles, mais sans rien réformer dans les mécanismes et incitatifs économiques, fiscaux et monétaires liés. Les rentiers se protègent, les ministres évitent de parler des choses qui fâchent, et s’abstiennent de sortir du statu quo.
Une crise économiquement incontestablement (pénurie, dette, déficit…), une crise sociale certainement (chômage, paupérisation, émigration massive, violence…), une crise politique assurément (abstentionnisme, défiance, emprisonnement de l’opposition, etc.) et une crise monétaire profonde (inflation, répression financière, cartélisme…).
A quand le mea culpa ?
La Tunisie s’attend impatiemment une sortie de la crise pluridimensionnelle où elle est plongée depuis que la rue a chassé du pouvoir le clan de Ben Ali en janvier 2011.
Kaïs Saïed a certes été élu de façon démocratique et massive. Mais, le pouvoir use et celui qui n’apprend pas de ses erreurs ne peut que faire mal à lui-même, à son pays et à ceux qui s’agitent autour de lui. Il y a cependant deux différences notables par rapport aux situations précédentes vécues sous les diktats des islamistes.
Kaïs Saïed a dans une large mesure réussi la neutralisation de certains lobbyistes très puissants et toxiques occupant les antichambres du pouvoir des islamistes, et pas seulement. Il a aussi imposé la réhabilitation musclée de l’Etat et de la sécurité dans certaines régions et quartiers populaires. Mais, sur les autres dossiers il est resté inefficace et condescendant.
Que doit-il faire ? Que peut-il faire? A l’occasion de son discours de fin d’année, il peut énoncer les grandes lignes d’un virage en douceur.
Dans l’immédiat, l’enjeu du président est d’arrêter de se considérer comme infaillible, jetant le blâme sur les autres et se dédouanant de la responsabilité de la grave crise qui secoue la Tunisie. Il doit faire son mea-culpa et reconnaître sa part de responsabilité dans les crises que traverse le pays.
A court terme, il doit désormais inaugurer une nouvelle séquence avec du contenu et pas seulement des mots creux et des accusations non fondées. Ici aussi, il faut changer de paradigme et trouver de nouveaux mots clefs pour dire à sa façon «je vous ai compris », je vais accorder plus de pondération aux dossiers économiques, avec la collaboration d’économistes qui se respectent et qui ne sont pas connus pour être des béni-oui-oui, où des proxys, pour d’autres.
Le «beniouiouisme» a fait très mal au président et, surtout, à la Tunisie.
A moyen terme, il devra arborer un programme économique complet pour pouvoir convaincre les Tunisiens et les rassurer qu’avec lui, ils n’iront pas dans le mur, et s’appauvrir chaque jour un peu plus.
L’inaction sur tous les fronts chauds coûtera plus cher que tous les coûts sociaux associés aux réformes impopulaires tant décriées par les politiciens ayant mis la main sur le volant de la Tunisie post-2011.
* Economiste universitaire, Canada.
Blog de l’auteur: Economics for Tunisia, E4T
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