Tunisie: 2022, l’année du grand bond en arrière!

Et si on faisait le bilan de l’année 2022 en Tunisie. Un exercice nécessaire en ces temps d’incertitudes. Pour se dire les 4 vérités, pour signifier au pouvoir ses abus et bévues. Et surtout pour éviter le pire et tenter de faire mieux en 2023. Ce que je pense, en toute franchise…

Par Moktar Lamari

Disons d’emblée que l’année 2022 a été plutôt un annus horribilis quasiment pour tous et sur tous les plans.

Le président Kaïs Saïed assume l’essentiel des responsabilités de la débâcle économique et de la déconfiture des institutions. Lui, qui a pris tous les pouvoirs en main depuis 18 mois, lui qui est président de la république depuis 2019, il nie ses responsabilités et s’en lave les mains: «Ce n’est pas faute, c’est celles des autres…». C’est facile, mais c’est indigne d’un président qui s’assume!

Les promesses et rhétoriques présidentielles prononcées en 2022 n’ont rien apporté de palpable dans la poche du citoyen. Le tout se passe alors que les Tunisiens s’appauvrissent et leurs enfants perdent espoir. Les citoyens lambda continuent à marteler que la démocratie à la Tunisienne a négligé le pouvoir d’achat, et n’a rien apporté pour satisfaire des besoins et réaliser les ambitions économiques.

Pour reprendre les termes d’Antonio Gramsci, l’ouvrage institutionnel édifié par Kaïs Saïed en 2022 est simplement «anachronique», «pelleteur de nuages» et «vide de tout contenu social palpable». En 2022, le pays a plongé dans une polycrise, avec accumulation de problèmes sur tous les fronts.

Un système autocratique et populiste

Sur le front politique, le président Kaïs Saïed a certes été hyperactif. Il a dissous le parlement, réécrit seul une nouvelle constitution et une nouvelle loi électorale, mis en œuvre des élections législatives factices, boudées par 90% des électeurs, signifiant de facto le rejet et l’illégitimité de son système autocratique et populiste.

Durant 2022, ce président n’a fait aucun discours public et articulé. Il n’a invité aucun journaliste pour répondre à ses questions et éclairer l’opinion publique au sujet de ses desseins. Pour rassurer au moins! Il est dans son palais, bien gardé et bien nourri; il ne parle à personne, ne fait participer personne; il ne fait qu’à sa tête, avec zéro communication. Dans une sorte de tours d’ivoire, il incarne de facto l’expression du monarque absolu Louis XIV : «L’Etat c’est moi»!

Le président Saïed a été élu avec une large majorité en 2019, sur la base de promesses de gouvernance participative Bottum-Up (du bas vers le haut). En 2022, il a surpris tout le monde en mettant en place une gouvernance présidentialiste, autoritaire, et Top-Down (du haut vers le bas). Reniant ses promesses électorales et mettant en place une gouvernance fondée sur le spectacle du one-man-show!

Certes, Kaïs Saïed n’a forcé personne pour voter pour lui! Élu démocratiquement, par défaut ou par accident, par des électeurs plutôt naïfs et perméables à la rhétorique populiste, et dont la majorité a moins voté pour lui que… contre son adversaire Nabil Karoui, grande figure de la corruption dans le pays. Les électeurs étaient aussi déçus par tous ses prédécesseurs, ayant gouverné après 2011. Mais, des électeurs immatures pour la démocratie moderne.

Les observateurs s’accordent à déplorer le gâchis tuniso-tunisien. Et pour cause, Autant en juillet 2021, comme en 2019, le président Kaïs Saïed disposait d’un fort appui populaire. En 2022, ce capital de confiance et cet appui ont été dilapidés en rien de temps, par le président en personne!

Kaïs Saïed incarnait pour beaucoup un espoir, mais son inaction économique a transformé progressivement cet espoir en cauchemar, fait d’autocratie, de populisme et de bluffs sans fin! Il aurait pu valoriser cet appui pour lancer des réformes et projets économiques. Il ne l’a pas fait, il a raté une chance inouïe! Le contrat social instauré depuis l’ère Bourguiba est en pas d’être brisé par le régime de Kaïs Saïed. Et cela coûte cher à la Tunisie et aux payeurs de taxes!

La débandade économique

Sur le plan économique, la débandade est encore plus grave et plus ravageuse. La dette extérieure totale, bien calculée, est passée de 40% du PIB en 2010 à plus de 140% en 2022. Les taux de croissance du PIB dépassent à peine le taux de croissance démographique. Négligeable et pas suffisant de créer de nouveaux emplois et de nouvelles richesses.

Depuis que le président Kaïs Saïed a monopolisé tous les pouvoirs, le dinar tunisien a perdu 13% de sa valeur face au dollar. Et la débâcle de la monnaie nationale continue dans l’indifférence totale du chef de l’Etat.

Le chômage ne désarme, à la suite de la débâcle de l’investissement. Les taux d’intérêt sont en moyenne de 13% (4 fois plus qu’au Maroc). Presque un jeune sur deux est au chômage.

Plusieurs dizaines d’investisseurs internationaux ont mis fin à leur activité en Tunisie. C’est le cas des multinationales du secteur pharmaceutique. Des filières entières ont été mises en difficulté (lait, viande, œufs, sucre, etc.), suite à des aberrations dans les politiques de tarification et de gestion de l’offre.

L’inflation, propulsée par l’indiscipline budgétaire de l’État, a ancré les ingrédients d’une stagflation durable et vorace. Le revenu disponible moyen per capita est, en 2022, plus faible que celui de 2010 (en dollar constant). Les citoyens appauvris et déçus se mettent à fuir le pays en masse.

Un citoyen sur deux veut émigrer (48%). Tout un exodus, ignoré par le sommet de l’État.

Sauve qui peut, plus de 40 000 ont choisi l’exil, ont déserté la Tunisie, durant 2022. Ils sont médecins, ingénieurs, universitaires, restaurateurs, plombiers, chômeurs, hommes, femmes et même des enfants claquent la porte! Des centaines sont morts noyés dans leur traversée de la Méditerranée en coulant avec leur felouque de fortune, la rage dans le cœur et la peur dans le ventre.

Il faudra demander des comptes au président Kaïs Saïed, et surtout lui signifier qu’il est temps d’assumer ses responsabilités !

Le mal-être prend le dessus

Sur le plan du bien-être, et en 2022, le pouvoir d’achat des citoyens a subi la pire baisse depuis l’indépendance du pays. La forte inflation importée se conjuguant avec l’effondrement du dinar, et aux pénuries internationalisées fait que les Tunisiens et les Tunisiennes sont pris en tenaille entre les spéculateurs du marché et les spéculateurs de la politique. Kaïs Saïed fait partie de ce lot de spéculateurs générateurs d’incertitude. Les étals se vident périodiquement et le rationnement est quasi systématisé : lait, farine, sucre, riz, eau, essence, etc. Le mal-être prend le dessus sur le bien-être conventionnel!

Dans les régions déshéritées et arides du pays, les gens ne mangent plus à leur faim, la sécheresse de 2022 n’arrange rien! Violence accrue, notamment contre les femmes et délinquances se sont «démocratisées» en 2022. Le tout pour instaurer l’insécurité et un climat de morosité et d’insatisfaction partagée.

Les services publics ont continué leur délabrement et descente en enfer. Les hôpitaux craquent et se craquellent de partout, ils manquant de tout : médicaments, personnel, produits d’entretien, lits, ambulances, les murs s’effritent au grand jour! Le système éducatif ne fait pas mieux et juste pour 2021-2022, plus de 100 000 enfants ont décroché et rejoignent ainsi les hordes d’oisifs et illettrés qui peuplent les rues, 24 heures sur 24. De futures torches à allumer par l’opposition et des mèches courtes pour s’enflammer à la moindre étincelle. Une poudrière!

Incroyable, mais vrai, le président voulait que les Tunisiens mesurent les résultats de ses politiques à l’aune de l’indicateur qu’il a ré-inventé: le BNB (bonheur national brut), au lieu de l’indicateur internationalement connu et qui porte sur le PNB (produit national brut). C’est prendre les gens pour des caves…

Les caisses de l’État sont à sec

Sur le plan budgétaire, les caisses de l’État sont à sec et il a fallu emprunter presque 19 milliards de dinars pour boucler le budget de l’État en 2022. Le budget de l’Etat est sous perfusion continue, par les dons et la dette.

Merci les banques locales, merci les donateurs et prêteurs (internes et externes) et merci la machine à billets!

Pour plusieurs observateurs et bailleurs de fonds internationaux, la Tunisie est techniquement en faillite, insolvable! Pour toutes les agences de notation, la Tunisie est considérée comme un pays spéculatif et insolvable (noté C moins).

Durant 2022, le pays, ses médias et ses économistes s’étaient accrochés à l’espoir d’obtenir un accord avec le FMI, pour pouvoir s’endetter encore et encore, plutôt que de couper dans les dépenses superflues d’un État pléthorique, hiérarchique, boulimique et anachronique. Kaïs Saïed laisse faire plus par incompétence (en gouvernance économique) que par complaisance. Il ne comprend pas le verdict des chiffres macroéconomiques. Il refuse de comprendre qu’une démocratie à crédit est forcément une démocratie au rabais.

Des négociations avec le FMI trébuchent depuis presque deux ans. Et le président Kaïs Saïed dit une chose et fait son contraire, justement pour ne pas licencier au moins 200 000 fonctionnaires fictifs et payés pour ne rien faire. Il refuse aussi de restructurer des sociétés d’État transformées en puits sans fond pour les taxes chèrement payées par les contribuables. Le président Kaïs Saïed préfère le statu quo… le pourrissement !

L’année de 2022 a sacrifié les impératifs de la bonne gouvernance des taxes et impôts chèrement payés par des contribuables de plus en plus pauvres.

Le naufrage diplomatique

Sur le plan diplomatique, les tiraillements et les contradictions se sont multipliés en 2022. Le président Kaïs Saïed et la Première ministre, Najla Bouden, ont multiplié les missions diplomatiques pour quêter des dons et quémander des prêts. Prêt à tout pour l’argent frais, de l’argent cache-misère!

Tous les moyens sont bons, on fricote avec la Chine, on fait les yeux doux à Israël, on se jette dans les bras de la France, on joue le jeu de l’Algérie pour contrer le Maroc (pays ami de longue date), on s’approche mordicus aux diverses alliances douteuses des pays du golfe Persique.

La récente visite du président Kaïs Saïed aux États-Unis s’est transformée en une magistrate humiliation au président en personne et à la Tunisie dans son ensemble. Les Américains n’aiment pas les quêteux, donneurs de leçons, verbeux qui crachent dans le ciel!

Ils détestent ceux qui ne tiennent pas à leur promesse. Comparée aux visites d’État des présidents à Bourguiba et Ben Ali aux États-Unis, la visite de Kaïs Saïed a été un fiasco sur toute la ligne. Notre président a été snobé, le pauvre ne savait pas que sa rhétorique sur l’annulation de la dette de la Tunisie était hors sujet, irrecevable en Amérique!

Pour tous ces partenaires historiques, le constat est limpide : la Tunisie de 2022 est entre de mauvaises mains! Des mains qui détruisaient plus que ce qu’elles édifiaient en matière d’institutions démocratiques, de développement économique durable et de progrès social à visage humain.

L’année 2022 a fait tomber les masques. Les partenaires internationaux ont eu une meilleure lisibilité des projets, desseins et comportements du président Kaïs Saïed.

La débâcle monétaire

Sur le plan monétaire, le portrait est encore moins reluisant. La Banque centrale et la performance de son gouverneur ont été encore une fois mal sanctionnées par des notes de niveau C, par les institutions internationales (Fitch rating, Moody’s, The Banker, etc.).

Durant l’année 2022, le taux directeur a été augmenté plusieurs fois pour faire flamber les taux d’intérêt du marché, et surtout pour dérouter les devises et l’épargne nationale vers le budget de l’État, en vue de payer les salaires des fonctionnaires, au détriment de l’investissement privé, des PME et des moteurs de la croissance.

La Banque centrale a maintenu sa politique de répression financière, imposée par une loi de change obsolète et surannée. Les politiques monétaires et financières excluent de facto plus de 60% de Tunisiens et Tunisiens du droit de détention d’un compte et de moyens de paiements bancaires. La politique monétaire laisse faire le cartel des banques et à contribué indirectement à l’inflation qu’elle est censée combattre. Rien n’a été fait dans ces dossiers cruciaux pour les citoyens et pour la confiance envers le système bancaire.

Ces politiques monétaires ont poussé plusieurs milliers d’entreprises et de citoyens dans les affres des transactions hors circuit bancaires et les marchés parallèles. Presque 40% de la masse monétaire circule dans les marchés informels, au service des contrebandiers de tout acabit.

Ne pas perdre l’espoir

Pour finir sur une note positive, je dirai qu’heureusement, la Tunisie profonde excelle toujours et ne sombre pas dans le désespoir! Il suffit de voir Ons Jabeur, cette self-made-woman, qui se bât au plus haut niveau, arrivant à être finaliste dans les finales des plus prestigieux tournois de tennis (Wimbledon, Fluching meadows, etc.).

L’équipe nationale de football a fait rêver et vibrer la Tunisie, lors de la Coupe du monde au Qatar. Des milliers de jeunes chercheurs et jeunes médecins qui excellent en recherche-développement, dans les plus grandes universités du monde.

Des centaines startups, entreprises technologiques issues de la recherche, ont vu le jour en 2022, avec des promoteurs tunisiens, jeunes et talentueux.

Solidaires avec la Tunisie, les 1,7 million d’expatriés font de leur mieux et envoient des mandats à leur famille en Tunisie, dépassant les 3 milliards de $, en 2022. Montants en devises fortes (9% du PIB) et qui dépassent les recettes du secteur touristique dans son ensemble. C’est aussi cela les Tunisiens et les Tunisiennes, solidaires avec leur beau pays!

Cela dit, l’année 2022 restera pour l’histoire une tâche noire, pour toutes les institutions fantoches, factices et illégitimes qu’on a voulu imposer à la Tunisie, de façon populiste et autocratique.

Heureusement que l’histoire est là pour nous rappeler que ce qui est bâti sur le faux est nul et non avenu. Ce qui est imposé par décret et dans une démarche forcée ne survivra pas à son bâtisseur.

Seul regret, et encore une fois, la Tunisie perd du temps et rate des opportunités, au lieu d’avancer, elle recule dramatiquement par sa gouvernance de 2022. En même temps, les autres sociétés comparables avancent et creusent l’écart.

Profitons de cette chronique de fin d’année 2022, pour vous souhaiter la seule chose qui compte : une bonne santé. Comme me le répète souvent mon voisin professeur universitaire en chirurgie, le bonheur, c’est le silence des organes.

Je vous souhaite donc une année 2023 très silencieuse de ce point de vue. Et encore merci pour votre soutien à mes chroniques économiques souvent sévères et quelque peu iconoclastes.

Vos commentaires sont bienvenus sur le blog Economics for Tunisia.

Bonne année 2023

* Economiste universitaire au Canada.  

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