Kaïs Saïed a une peur bleue d’un remake des émeutes du pain de janvier 1984, et c’est la raison pour laquelle il rejette catégoriquement l’une des réformes recommandées par le Fonds monétaire international (FMI), à savoir la levée de la subvention aux produits de première nécessité, dont la farine, afin de retrouver la vérité des prix. Le problème, c’est qu’il tourne en rond et ne trouve pas de solution au problème des pénuries dont se plaignent les citoyens.
Par Imed Bahri
Le niet opposé à la réforme du système des subventions qui plombe les finances publiques et aggrave l’endettement du pays et sa dépendance des bailleurs de fonds extérieurs et intérieurs, le président de la république l’a réitéré, hier soir, jeudi 27 juillet 2023, lors d’une séance de travail avec la cheffe du gouvernement, Najla Bouden, et la ministre des Finances, Sihem Boughdiri Nemsia, au palais du gouvernement à la Kasbah, consacrée, justement, à la crise du pain, car crise il y a, puisque cet élément principal de l’alimentation des Tunisiens, et notamment des classes pauvres et moyennes, commence à se raréfier, alors que beaucoup de boulangeries ferment pour manque de farine et que les files d’attentes se prolongent devant celles qui en ont encore.
Le président, qui brigue visiblement un second mandat et ne semble pas prêt à le perdre à cause des pénuries alimentaires, a lancé : «Le pain est une ligne rouge pour les Tunisiens», soulignant l’impératif de mettre fin à la classification des boulangeries, entre classées et non-classées, adoptée depuis 2011, pour permettre aux secondes, pâtisseries ou boulangeries dites modernes, de vendre des variétés de pain à des prix non fixés par le ministère du Commerce.
Les riches et les pauvres
Saïed estime que la vente du pain à des prix différents aux riches et aux pauvres constitue «un moyen détourné visant à lever les subventions». Ce qui est vrai et a même été l’un des objectifs de l’Etat en adoptant ladite classification, censée aboutir, à terme, à habituer progressivement les Tunisiens à des prix du pain plus proches de la réalité du marché.
Le problème c’est qu’une grande partie de la farine subventionnée délivrée par l’Office des céréales, via les minoteries, aux boulangeries dites classées, subventionnées par l’Etat et censées vendre la baquette de pain à 200 millimes, atterrit souvent chez les boulangeries dites «modernes» qui l’utilisent pour fabriquer des variétés de pain beaucoup plus chères. Ce qui provoque les pénuries de pain constatées depuis quelque temps dans certaines villes, villages et quartiers.
Tout en expliquant que les 1.443 boulangeries non-classées proposent plusieurs types de pain à des prix élevés, alors que 3.337 boulangeries classées ne parviennent pas, parfois, à fournir les quantités de pain nécessaires à la catégorie défavorisée de la population, Saïed a réitéré la nécessité de faire face à ce détournement, d’autant plus que 270 boulangeries classées ont été sanctionnées et ne seront plus approvisionnées en farine, pour avoir fraudé, en revendant de la farine subventionnée à des boulangeries non-classées.
Aussi Saïed a-t-il appelé Bouden à prendre les mesures nécessaires pour renforcer les instances chargées du contrôle économique pour faire face aux tentatives d’augmentation des prix visant à alimenter les tensions sociales, reniant ainsi avec la théorie de complot lui permettant de justifier toutes les défaillances de l’Etat. Il a aussi insisté sur la nécessité de revoir les nominations au sein des administrations, afin qu’elles soient un prolongement du pouvoir politique et non un obstacle pour les services rendus au citoyen, laissant ainsi entendre que le système de subventions n’est pas mauvais en soi mais qu’il est phagocyté et détourné par des groupes d’intérêt adossés à des responsables publics, qui se rendent complices des abus et des détournements, ne fut-ce qu’en fermant les yeux.
L’analyse du président est en partie juste mais la solution qu’il a cru avoir trouvée, à savoir mettre fin à la classification des boulangeries, en classées et non-classées, va-t-elle mettre fin aux pénuries de pain ? Qu’on nous permette d’en douter et ce, pour au moins deux raisons.
Un système piégeux
D’abord, c’est le système des subventions lui-même qui doit être sinon supprimé du moins réformé car il est piégeux et donne lieu à des pratiques frauduleuses que tous les contrôles publics ne sauront débusquer et combattre avec toute l’efficacité requise. La ministre du Commerce, qui n’était pas présente à la séance de travail, aurait pu dire au président que les quelques centaines de contrôleurs dont elle dispose ne pourront pas surveiller les dizaines de milliers de boulangers et les centaines de milliers d’autres commerçants opérant dans les autres secteurs où les cas d’entente, de fraude et de corruption sont incalculables.
Ensuite, c’est la pénurie de farine qui crée les conditions idéales pour les fraudes et les détournements. Et cette pénurie est imputable aux services de l’Etat, car l’importation et la distribution de la farine sont exclusivement assurées par des institutions étatiques. Or, et c’est un secret de polichinelle, ce sont les difficultés des finances publiques qui empêchent ces institutions à acheter, à faire venir et à distribuer à temps les quantités suffisantes de blé tendre nécessaire à la fabrication de la farine et du pain. On aurait aimé entendre la ministre des Finances à ce sujet, mais elle était très occupée à écouter religieusement le président de la république et à opiner de la tête pour lui donner raison.
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